traduit de l’anglais par Fabienne Gondrand

 

À ma mère, Carolina

 

La nuit, sous le ciel d’hiver de la Bolivie, enveloppée dans le jardin vaporeux des rêves, l’âme d’Aurora vagabonde, visite la vieille maison en bois de ses grands-parents, la seule qu’ils aient eue et qu’elle connaît grâce aux photos, sa mère est encore jeune, adolescente, en train de nourrir les perruches ou de balayer les surfaces, de repasser les vêtements de la famille sans une once d’amertume, aucun sentiment d’injustice.

L’âme d’Aurora observe depuis un coin du séjour, voit sa mère travailler jusqu’à l’aube, la pile de vêtements qui diminue à peine, et à chaque fois, il y a une variation : sa mère acquiesce aux ordres de grand-mère, pas un signe de désaccord du vieil homme assis dans son fauteuil en osier, grand-père, en train de fumer la pipe, de régler l’antique radio pendant des heures, distrait, indifférent on dirait, et pourtant alors qu’il est presque aveugle, il aide sa fille à essuyer la vaisselle ou à plumer le poulet, et fait mine de ne pas l’entendre rire quand un jeune homme lui murmure des mots à l’oreille au marché.

Son âme met du temps à revenir et Aurora expire par la bouche, se tourne sur le côté et entend un léger ronflement, une vibration irrégulière souvent accompagnée d’un bras poilu drapé sur son épaule, un genou pointu qui appuie sur sa hanche. Le corps de son mari, l’espace qu’il occupe dans le lit.

Une heure s’écoule, deux peut-être, puis elle se lève et enfile sa robe de chambre, descend l’escalier en bâillant, une main sur la bouche. Les rayons du soleil entrent à flot, emplissent à moitié la cuisine et Aurora prépare des toasts, se sent heureuse d’être du matin, la seule dans la maison. C’est une mère affairée, avec un fils adolescent et une fille adulte ; elle n’a pas trop le temps de réfléchir au passé, des choses qu’elle aurait pu mieux faire dans sa vie. Malgré cela, elle se pose la question : Ai-je été une bonne mère ? Et qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ?

Du coin de l’œil, elle voit son fils entrer dans la cuisine, ses cheveux gras ébouriffés. Elle ne dit rien, fait semblant d’être occupée à presser une orange. Elle se garde bien d’être expansive : plus elle reste placide en ne laissant rien paraître de son manque d’affection, plus il la serre dans ses bras et va jusqu’à l’embrasser sur la tempe. Il est heureux, se sent aimé, oui, elle le voit bien sur son visage, sur le visage de sa fille, aussi, à chaque fois qu’elle leur rend visite, qu’elle reste le week-end, et alors les doutes d’Aurora s’estompent, disparaissent dans les profondeurs de son esprit. Mais il existe des blessures du passé, des hémorragies internes que nous tentons d’ignorer, n’est-ce pas, parce que tout est là quelque part, ces moments de l’enfance, ces traumatismes et boursouflures de l’âme qui pourraient bien déclencher la peur, la rancœur, mais à quoi bon exhumer tout ça ?

— Maman, tu as oublié de fermer le frigo.

— Oh, bonjour, mon chéri. Non, je n’ai pas oublié. Pousse-toi, pousse-toi, que je mette la carafe de jus de fruits au frais.

Ce n’est que plus tard au cours de sa vie qu’elle découvrit le secret de sa mère, ses aspirations tronquées. Et à chaque fois qu’elle y pense, elle ressent de la frustration, un accès de tristesse s’empare de son esprit, mais comment aurait-elle pu deviner ? Petite fille, elle passait du temps chez sa grand-mère, elle la voyait à la cuisine et à la table de la salle à manger, sa main tremblante qui brandissait des ordres, puis elle regagnait le salon en traînant des pieds et s’y installait pendant un long temps, voûtée, les yeux fixant un point au-delà du pot de fleurs. La mère d’Aurora apportait un châle dont elle drapait les épaules anguleuses de grand-mère, une bassine d’eau chaude pour les pieds fatigués de mamie, qu’Aurora se représentait comme les racines d’un arbre vénérable battu par les tempêtes, rongé par les ânes et les chèvres, et elle ne parvenait pas à s’arracher à leur contemplation tandis que sa mère lavait un pied, puis l’autre, au savon parfumé de l’affection. Un tel amour, une telle dévotion. Un soir, elle apprit abasourdie de la bouche de son père ce à quoi sa mère avait renoncé.

— Elle ne pouvait pas s’opposer à ta grand-mère, expliqua-t-il. Elle a dû faire avec.

— Qu’est-ce qu’il y a de mal à vouloir être médecin ?

— C’était une autre époque. Tu le sais bien.

— Oui, mais refuser le souhait de sa fille de peur de la voir vider des pots de chambre ?

— Tu as des enfants, à présent, tu sais que tout n’est pas si simple.

La mère d’Aurora était morte jeune, elle n’avait pas encore cinquante-cinq ans quand elle avait fait ses adieux à sa fille, lui parlant à l’oreille, comme dans un murmure, et c’est dans ce dernier souffle qu’Aurora entendit tout ce qui avait été ressenti et pesé pour rester malgré tout un non-dit, les cris de résignation et de désillusion, le tout niché dans son cœur bien avant la naissance d’Aurora. Il y avait eu du bonheur, aussi, des moments qu’elles avaient partagés toutes les deux sans le moindre avant-goût de nostalgie face à ce qui leur avait déjà glissé entre les doigts : rentrer à pied de l’école un jour de pluie, à rire et pousser des cris de joie sous le parapluie ; suer devant le four, à pétrir le pain et rôtir les côtelettes ; sa mère qui lui brossait les cheveux et les lissait de la main, des moments qui semblaient désormais trop rares, trop vite expédiés. Pourquoi le temps était-il de ces professeurs, froids et impitoyables ?

 

Après que son mari a éteint la lumière et lui a massé le dos, elle laisse vagabonder son âme, qui rend visite aux chambres désertes du passé et du futur. D’en haut, elle voit son propre corps allongé dans un lit, bronzé et bien fait, même si parfois il semble différent, rien d’important en réalité, seulement quelques rides autour des yeux, les fesses moins fermes, et elle s’en préoccupe peu, c’est normal, ça fait partie de la vie, elle le sait bien, sauf qu’au centre commercial avec sa fille, elle a remarqué que les hommes comme les femmes ne se retournent plus sur son passage, que leur attention se porte sur sa fille. C’est arrivé une seule fois, peut-être deux au cours des derniers mois, et elle se dit que c’est absurde, pourquoi ça devrait la gêner ? Sa fille est d’une beauté renversante, bien plus qu’Aurora au même âge, et elle commence à saisir ce que cela signifie, les avantages et inconvénients d’être séduisante aux yeux d’autrui, ce que cela implique dans ce monde. Aurora a envie de clamer haut et fort qu’elle est qui elle est, avec les défauts et le manque d’assurance qu’elle a appris à accepter avec les années ; elle n’a besoin de l’approbation de personne.

À d’autres moments, son âme voyage vers un temps où la jeune Aurora semblait prendre plaisir aux actes de défiance, aux disputes avec sa mère. On aurait dit un hymne à l’indépendance, le souhait d’affirmer que sa mère avait pour elle la sagesse et l’expérience, mais qu’elle s’inquiétait de tout ce qui était insignifiant. Combien de temps lui fallut-il pour se rendre compte que cela partait d’une bonne intention ? Parfois elle se demande si chaque homme, chaque femme prend la mesure de ses erreurs trop tard.

 

Aurora nage chaque matin avec son fils, Tadeo. Les quarante minutes dans le bassin filent sans qu’ils s’en rendent compte. Ils fendent l’eau comme une fusée, tels des sérioles à queue jaune tutoyant les profondeurs soyeuses d’un monde de cobalt. Un jour, alors qu’ils sortent des douches, il demande :

— Tu as eu du mal à choisir ce que tu voulais étudier ?

— Je n’en avais pas la moindre idée. Une vraie plaie pour mes parents. Si tu m’avais vue.

— À ce point ?

— Je suis contente que ta grand-mère ait été aussi patiente.

— C’est vrai ? J’ai du mal à vous imaginer vous disputer.

— J’étais jeune. Je voulais être mannequin ou patineuse artistique. Le reste m’était totalement égal.

— Et ?

— Un jour, je te montrerai le portfolio que je montrais aux agences. Tu pourras dire à tes copains que ta mère a été top model. D’accord, tu n’es pas obligé.

Elle l’entend glousser de rire, puis grommeler quelque chose d’inintelligible. Une fois arrivés à la voiture, ils chargent les sacs dans le coffre. Elle lui propose de prendre le volant jusqu’au lycée.

— Tu es sûre ?

— Oui. Je veux que tu sois indépendant. Et si un jour je ne pouvais pas t’accompagner, pour une raison ou pour une autre ?

Il fronce les sourcils, puis elle ouvre la portière et prend place sur le siège passager. Elle allume la radio, regarde en silence comment il manie les vitesses, comment ses genoux touchent quasiment le tableau de bord. Il est en train de devenir un homme, beau et sensible aux besoins des autres ; les filles vont se l’arracher.

De retour à la maison, elle nettoie la cuisine, grimace un peu quand il faut rincer les assiettes qui ont servi la veille, puis lance le lave-vaisselle. Elle dépose du linge propre dans la chambre de son fils, range les chaussettes et les sous-vêtements dans un tiroir, les T-shirts dans un autre. Elle s’approche de son bureau et ramasse des emballages de bonbons, des pelures et des pépins de clémentines qu’elle jette dans la poubelle. C’est alors qu’elle aperçoit une feuille de papier jaune pliée en trois ; c’est le cachet rouge de l’en-tête qui attire son attention. L’espace d’un instant elle hésite, puis se met à lire le courrier. Il s’agit d’une invitation officielle pour rejoindre La Légion du Christ. Il lui faut s’asseoir au bord du lit. Il a toute l’aptitude, dit la lettre. Il a la vocation. Elle reste comme ça un moment, lèvres entrouvertes, presque sans ciller. Avait-il l’intention de lui en parler ? Ou à son père ? À moins qu’il ne soit pas intéressé et qu’il s’en soit débarrassé comme le ferait la majorité des garçons dans cette situation. Elle replie la missive et la repose sur le bureau avant de quitter la chambre.

Ce soir-là, pendant le dîner, elle l’observe attentivement. Elle lui pose des questions sur le lycée, ses amis, ses projets pour le week-end, cherche à le faire parler. Mais elle ne décèle rien, rien qui dénote d’un inconfort, aucune propension à détourner le regard, pas de silence gêné. Plus tard, elle toque à sa porte et s’assied sur le lit à côté de lui.

— Tu lis quoi ? demande-t-elle.

— Tahar Ben Jelloun.

— Qui ?

— C’est un écrivain marocain.

Elle cligne des paupières.

— Quoi ? Tu ne vas pas t’y mettre toi aussi, quand même ?

— Comment ça ? Non, le nom m’a surprise, c’est tout.

Il soupire :

— Tout le monde a l’air de s’en inquiéter. Même les profs au lycée. Et maintenant, toi.

— Maintenant, moi ? De quoi tu parles ?

— Je ne vais pas me laisser pousser la barbe et apprendre le Coran. Je ne vais pas partir combattre en Syrie.

— Hé, calme-toi. Je posais une question, c’est tout. Je croyais que tu allais me répondre Zambra ou Padura ou Yuri Herrera.

Elle pose une main sur sa poitrine, sent les battements de son cœur.

— Alors dis-moi, il est bien, cet écrivain ?

— Il est génial. Sa manière de surprendre le lecteur, tout le temps.

Elle le dévisage tandis qu’il parle, admire la forme angulaire de son visage, ses cils épais.

— Tout ça dans ce tout petit livre ?

— Maman, c’est pas la quantité qui compte.

— Évidemment, monsieur-je-sais-tout. Qu’apprends-tu de cet auteur ? De tous les auteurs que tu lis ?

— C’est une réflexion, une vision du monde que…

— Tu veux avoir des enfants, un jour ?

Il laisse tomber le livre sur ses genoux, cligne des yeux d’un air perplexe.

— Ça sort d’où, ça ?

— C’est juste une question. Parfois, je me demande ce que ça ferait d’être grand-mère.

— Maman, j’ai dix-huit ans.

— Je sais. J’ai souffert pendant treize heures pour accoucher de toi, au cas où je ne te l’aurais jamais dit.

— Treize ou quinze ? Parfois ça change.

— Je suis contente que tu attendes d’être à l’université pour avoir une petite amie. Il ne faut pas se déconcentrer.

— Maman, je suis en train de lire. T’as pas des plantes à arroser ou un truc comme ça ?

— Elles seront une flopée à venir par ici tous les week-ends. Et tu me supplieras de leur répondre que tu es occupé ou à ton entraînement de foot. Tu peux me croire.

Il soupire, ferme les yeux et secoue la tête lentement.

« D’accord, d’accord », dit-elle en se penchant pour l’embrasser sur le front.

Plus tard, une fois au lit à côté de son mari, elle se demande si c’est une bonne idée de lui en parler. Peut-être Tadeo l’a-t-il déjà fait. Peut-être pas. Et si son fils se faisait ordonner ? Qu’est-ce qui la dérange, l’absence de vie de famille pour son fils, le renoncement à la joie d’avoir des enfants, le scandale des abus sexuels ?

— Tout va bien ? s’enquit son époux.

— Ça va. Et toi ?

— Tu as l’air songeuse.

Elle s’approche de lui, enfouit sa tête contre son épaule. Ils restent ainsi en silence, puis elle dit :

— Ma mère me manque. J’aimerais lui parler.

— Elle est toujours là, tu sais ?

— Oui, mais…

Elle attend qu’il dise autre chose, une parole qui la réconforte, mais il reste muet, sa main caressant son épaule.

— Un tel amour n’arrive qu’une seule fois, dit-elle. Pourquoi me l’a-t-on enlevé ?

— Tout le monde doit traverser cette épreuve à un moment donné.

Elle se met à sangloter.

— Je voudrais tellement qu’elle soit ici. Maintenant.

Elle a un sommeil agité. Elle tourne et vire, donne des coups de pied dans la couette. Au point du jour, sa respiration s’apaise et son âme plane au-dessus du lit, contemplant les draps froissés, son époux, puis elle se met en route. Au loin elle distingue la lisière d’une forêt, qui a tôt fait d’emplir l’air d’une senteur de pin et de bois de rose, d’herbe humide et de houx. Elle poursuit son voyage et aperçoit bientôt des gens rassemblés autour d’un pique-nique. Parmi eux, elle reconnaît Tadeo, bien plus âgé, arborant une barbe et de larges épaules ; il fait griller des steaks hachés et des hot dogs au barbecue, elle discerne la fumée qui monte vers son visage. Puis elle l’entend appeler quelqu’un. Aurora, répète-t-il et une fillette vêtue d’une robe mauve le rejoint, une assiette en carton entre les mains. L’âme d’Aurora reste immobile, au-dessus de la scène, à le regarder sourire tout en découpant le hot dog en petits morceaux pendant qu’il bavarde avec la fillette. Puis il lève la tête et scrute dans sa direction. Un coup de vent soulève les pans de sa chemise de bûcheron, ébouriffe ses cheveux. La viande est sans doute en train de brûler un peu. Mais il continue à regarder dans sa direction.

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