À tâtons, il se rapprocha de la muraille. Sa main hésitante se posa sur la roche humide. Il se laissa retomber, les fesses sur la terre battue, le dos contre ce mur. Mieux valait ne pas chercher à identifier la nature de ce qui le recouvrait. Il n’y avait que dans la littérature que les murs pleuraient. Ici, entre l’eau d’une source proche et du sang, combien de fluides pouvaient expliquer cette viscosité ?
— Qu’est-ce que tu fous ?
Il ne répondit pas tout de suite. Il n’avait pas pu encore distinguer le visage de celui qui partageait la cellule. Il ne savait pas pourquoi il était là, même si les options étaient réduites. Mais il avait appris à se méfier. Trop tard, sans doute. Ou bien n’était-il jamais possible de se méfier assez, à moins de s’enfermer, de fuir le monde, de se cacher la tête dans le premier sable venu. Et cela, Thomas en était incapable. D’autant qu’avec ce qui se passait, même les autruches n’étaient pas à l’abri.
— Rien.
— Tu as raison. Il n’y a rien à faire.
La voix de l’inconnu était grave, fatiguée. Thomas devinait — ou imaginait — un homme d’une quarantaine d’années, épuisé. Déçu sans doute. Résigné ? Ce n’était pas sûr. Il y avait, derrière la fatigue, une fermeté sombre, comme d’un fauve réfugié dans sa tanière pour refaire ses forces.
La fenêtre, tout en haut, ne laissait filtrer aucune lueur. Aucun bruit non plus.
— Tu as dormi ? demanda l’inconnu.
— Un peu.
— Rêvé ?
Thomas fut surpris par la question. Il avait rêvé, oui ; cela n’avait rien d’étonnant dans l’absolu, sauf que son rêve l’avait particulièrement impressionné. Étonné. C’était à cause de lui, sans doute, qu’il avait éprouvé le besoin, à son réveil, de se rapprocher de la paroi pour en palper la désagréable réalité. Mais pourquoi l’inconnu lui posait-il cette question ? Ce n’était pas de celles que l’on adressait à un compagnon de cellule. Ou peut-être bien. Thomas l’ignorait, c’était la première fois qu’il se retrouvait dans un tel endroit. La dernière aussi.
— Pourquoi me demandez-vous ça ?
À l’autre bout de la pièce, il y eut un raclement de gorge imprécis, entre rire et désespoir.
— Pourquoi pas ? Je t’ai entendu parler dans ton sommeil…
— Parler ?
Thomas sentit son cœur s’emballer. Il avait réussi à ne rien dire, avant de se retrouver ici. Malgré la douleur, malgré les menaces. Se serait-il trahi en dormant ? Et si l’inconnu était un traître ?
— Ne t’inquiète pas. Tu n’as rien dévoilé… Et de toute manière, ce n’est pas moi qui irais le répéter.
— Qu’est-ce que…
Thomas hésita, s’interrompit.
— Ce que tu as dit ?
— Laissez…
— D’abord, arrête de me vouvoyer. Ensuite, tu as clairement prononcé un mot. Un seul. À plusieurs reprises.
La gorge de Thomas se serra.
— Ne t’inquiète pas, je te dis. On ne risque pas d’arrêter celui dont tu as prononcé le nom !
— De quoi vous… de quoi tu parles ?
Il entendit un bruissement et devina que l’autre se relevait et se rapprochait de lui. Quelques instants plus tard, une masse imposante s’assit lourdement à côté de lui. Il sentit l’haleine de l’homme qui se rapprochait de son oreille. Une forte odeur de détresse et de rage.
— Europe… chuchota-t-il, et Thomas sentit les lèvres de l’inconnu qui effleuraient le lobe de son oreille.
Il ne put retenir un petit rire. C’était bien ça. Son rêve. Comme si l’inconnu venait lui confirmer qu’il n’avait pas rêvé. Ou plutôt, qu’il avait bien rêvé.
— Vas-y, raconte… dit encore l’autre, en se reculant pour s’adosser à son tour contre la paroi visqueuse.
— C’est… c’est plutôt ridicule. Tu sais, un rêve…
— Je sais, oui. Sans ça, comment crois-tu qu’on pourrait tenir ici ? Allez, vas-y… Qui sait, tu m’aideras peut-être à tenir quelques jours de plus. Juste ceux qu’il faut…
Thomas hésita un instant, se racla la gorge puis se lança. Qu’avait-il à perdre, après tout ? Il avait rêvé de l’Europe, oui. Une Europe où toutes les nations, lasses de ces guerres terrifiantes, s’uniraient, formeraient un seul État, pacifié… Un parlement unique, un gouvernement, un président, la démocratie, le respect de chaque culture… Mais son rêve avait connu son cauchemar ; dans chaque ancien pays de cette Europe, des nostalgiques faisaient campagne pour restaurer la souveraineté nationale, accusant l’Europe de tous les maux. Des crises inévitables leur amenaient de plus en plus de voix. Et les dernières élections envoyaient au parlement de cette Europe inespérée une majorité de députés décidés à mettre à mort ces institutions dont ils avaient pourtant reçu la charge.
C’était sur cette image qu’il s’était réveillé, le cœur en chamade. La démocratie, là encore, se suicidait… Était-ce inévitable ? Pourtant, Thomas ne pouvait pas oublier l’incroyable sensation de bien-être qu’il avait éprouvée durant la première partie de son rêve. Comme s’il y avait puisé la justification de tous ses actes. La raison de sa présence ici.
Il se tut. Que pouvait-il ajouter ? L’autre resta aussi un long moment silencieux. Par la fenêtre étroite, on devina une lueur. Le jour arrivait. Dans la cour, des bruits, des grincements. Rien de rassurant.
Dans le couloir, on entendit une porte qui s’ouvrait et des pas qui s’approchaient. Le voisin de Thomas se raidit et se pencha à nouveau vers son camarade d’infortune.
— Tu sais que c’est exactement ce qu’ils veulent faire ? souffla-t-il. Une grande Europe, unifiée, pacifiée…
Les pas s’approchaient. S’arrêtèrent devant la porte de leur cellule. Thomas voulut répondre. Lui dire que non, ce n’était pas la même chose. Son rêve n’avait rien à voir avec ce cauchemar-là. Son Europe était joyeuse, libre, aucune nation n’y dominait les autres, chaque peuple était respecté, tous les individus… Mais la lumière crue de l’ampoule qui pendait dans le couloir lui fit perdre le fil de sa pensée.
Sur le seuil, deux SS, armés d’une mitraillette, leur faisaient signe de les suivre.