1.
Un billet tout neuf et craquant, fixé au mur par quatre punaises dorées, et sur lequel je peux lire: 500 EURO.
2.
L’Eurasienne qui voulait payer sa carte de bus avec un chèque et que le chauffeur s’était mis à engueuler, avec des allegros, des vibratos, des reprises dans sa voix – comme la musique du moteur. J’ai fait signe que je payais la place. Huit francs, une somme ridicule. Mais c’est agréable de jouer les anges gardiens.
3.
Le problème avec la séduction, c’est qu’on ne peut pas savoir à l’avance si une femme vous plaira. Et quand le moment est venu de savoir, il est un peu trop tard pour se défiler. Baisers: main, cou, yeux, bouche, joues, nuque, oreilles, langue. Et aussi: fluide, source, lenteur, gémissement, chaleur, souffle. Entre-temps on est tous les deux dans un lit, plus question de faire marche arrière.
4.
Téléphone. C’est la BEBI (Banque européenne de Bretagne pour l’Investissement)
– Accepteriez-vous de recevoir la visite de notre délégué pour vous informer des perspectives de l’euro?
Étrange syntaxe. Mais sur le fond: j’étais flatté, évidemment. Il y avait donc encore une personne au monde pour qui j’existais, au point de vue financier.
– Avec plaisir.
– Alors, je peux venir chez vous demain à trois heures?
J’ai regardé l’apparence de ma soupente. Le mur pisseux. Pas du tout l’antre d’un investisseur en euros.
– Non. C’est moi qui viendrai à l’agence.
Je tremblais un peu en reprenant mon livre.
5.
J’ai toujours écrit pour l’argent. Même si c’était très peu d’argent, cet argent-là me faisait vivre. Personne ne pouvait imaginer une chose pareille. Je passais pour un garçon qui a dû faire un héritage. Personne ne soupçonnait ma pauvreté. Obligé de voler du dentifrice et des kleenex dans les magasins. De ne pas rendre des chemises empruntées aux amis – je passais pour négligent, en fait: pas d’argent pour le lavoir.
Si j’avais fait un héritage j’aurais peut-être écrit un poème de loin en loin; rien de plus. Mais avais-je le choix? Fils de personne, peu à l’aise dans les rapports sociaux, peu capable de convoitise professionnelle, je retrouvais, quand j’avais un stylo entre les doigts, oui, une sorte d’ardeur.
6.
Si encore, me dit le chauffeur, ç’avait été en francs français. Mais c’était des chèques en euros.
– Ah, là, là, là! ai-je fait en passant.
7.
Peu à peu l’argent se faisait plus rare, mes textes moins vendables, l’époque plus dure ou plus sûre d’elle – de sa perte. De pauvre, je devins plus pauvre. D’inconnu, carrément obscur. Sous ce masque, je devins pique-assiette. J’appris à jouer au poker. Plumer la petite bourgeoisie de Bourse ou de Robe fut quelque temps mon jeu secret.
8.
Tel, devant mon boucher, qui me faisait crédit, ma position devenait délicate, au fur à mesure que les médias détournaient leur dextre: Libé, à mon propos, se montrait lapidaire, Le Figaro, dédaigneux, France Culture, évasive. Que je sois pauvre et mal vêtu pouvait passer, tant que je payais mes côtelettes par une certaine notoriété flatteuse pour son officine (notoriété trop relative quand même pour me donner accès aux tournedos). Mais depuis quelque temps, j’étais en perte de vitesse. Il faudra penser à vous remettre en positif (il parlait comme un banquier). Je me voyais scaphandrier blessé à mort, serrant son chapelet de bulles. Remonter en positif ou mourir.
9.
L’Eurasienne était encore émue et m’épiait – ma taille, je pense, et les taches sur mon imperméable. Et aussi: barbe naissante, mains qui tremblaient, tout ça. L’air d’un journaliste tombé dans la débine à cause d’un problème d’alcool.
10.
Ce billet de 500 euros épinglé sur mon mur, en attendant le jour hypothétique où il vaudrait enfin lui-même: 3.283 francs.
11.
Les taches collantes sur mon imperméable provenaient d’un Irish coffee renversé par une maladroite, la veille au soir. La barbe naissante tenait à ce qu’il n’y avait pas de rasoir, chez elle, où j’avais passé la nuit.
12.
Au fur et à mesure que s’amenuisaient mes rentrées et mes ors, je consacrais plus de temps à écrire des poèmes. Tel, dans sa cellule, quand la partie est perdue, le condamné renonce enfin à lutter contre Dieu.
13.
Dans les bureaux de l’agence BEBI. Le banquier me regardait avec un air de frayeur incompréhensible. Il tenait pourtant à ce que je l’appelle Jean-Noël. Son prénom, j’imagine. Lui, une puissance. Moi, un tocard, un espoir avorté de la nuit des temps. Je crois qu’il n’avait jamais imaginé qu’entre les petits salaires et les SDF, il y ait encore place pour une catégorie de revenus intermédiaires. Disons, 500 euros par mois et encore, pas tous les mois.
En plus de ça, ma mine! La règle est de ne pas s’habiller trop bien, de rester désinvolte, pour ne pas avoir l’apparence d’un solliciteur. J’avais quand même un peu forcé la note, avec une chemise sale, des chaussures crevées.
Lui, le banquier, arborait beau costume quatre boutons, belle chevalière et beau bagout. Mais par sa bouche entrouverte je voyais le filet de salive phosphorescente reliant à la supérieure l’inférieure lèvre; et au fond, un plombage parfait. Les puissances ont des bons dentistes. Il m’expliquait, mais avec une conviction décroissante, qu’épargner en euros c’était épargner deux fois.
14.
Ça faisait si longtemps que je n’avais plus séduit une femme, si je peux dire, à froid. Et je me demandais ce que j’allais faire de la fiscaliste. Nous allions chez elle pour écouter de la musique hispano-juive. Sa voiture était une golf, bien sûr.
15.
Avec le banquier, il fallait en finir. J’ai dit:
– Est-ce que cinq cents euros constitueraient une mise de fonds suffisante?
– Mais bien sûr! fit Jean-Noël, soulagé et ravi.
J’ai sorti le billet.
16.
Je l’avais levée au Vitelius, un café d’artistes plutôt qu’une boîte. La nourriture était grasse, les lumières bleues, les vins frelatés. Curieux endroit à fréquenter pour une fiscaliste. D’autant plus curieux qu’elle avait envie de danser. Pour avoir envie de danser au Vitelius il faut avoir gardé une âme d’enfant – enfin, de midinette. Je lui ai touché le genou sous la table. Elle a renversé son Irish coffee.
17.
Dans un lycée où j’étais invité à parler de littérature, et où j’allais de plein gré me faire jeter mon imposture au visage, questions:
– Est-ce que vous êtes très connu?
– Est-ce que vous gagnez beaucoup d’argent?
Non, mes chéries. Non.
18.
La fiscaliste, une fois nue dans mes bras, était froide et vague malgré ses regards et ses sourires. Du reste, elle ne me touchait pas, rien, pas un geste. Ça arrive de plus en plus souvent, depuis dix ans. Des femmes qui attendent ce qu’on va leur faire, sans penser un instant à avancer la main vers vous.
19.
En moi, hors de moi, la même lenteur, un froid sans mesure, un goutte-à-goutte d’érosion, à l’envers, le vide se créait avec un bruit mou, j’allais sauter comme une lampe, ma minuterie cliquetait sur les paliers du coeur.
20.
J’ai fait ce que j’ai pu, avec mon alcoolisme. Elle a ri. Ça m’a fait du bien…
21.
Ce billet avait pour moi une valeur symbolique. J’étais en perte, je passais. Comme au poker. Le banquier, lui, percevait noir sur blanc une autre vérité: que j’avais volé ces 500 euros, évidemment.
– Attendez. Reprenez ça. Je ne tiens pas à le garder dans mon bureau.
Je l’ai mis dans ma poche en sortant.
Les rues, la pluie, le large. Les taches d’Irish sur mon imperméable. Le bus que j’attrape au galop.
22.
Ça m’a fait du bien de fricoter avec toi. Fricoter? Sifflez, mes oreilles. Et on se demande pourquoi j’ai de plus en plus souvent cet air égaré.
23.
Quand j’aurai fait la culbute, laissant mes veuves et mes veufs se débrouiller avec mon lourd cadavre encombrant (le salaud, en plus, pesait 102 kilos!), ne restera que ça, de moi, au mur: ce billet impossible.
24.
La réplique que je préfère au cinéma? « J’ai la prostate comme un pamplemousse, mais je bande encore assez bien ». Dernier tango à Paris.
25.
Au matin, devant le tapis roulant d’un snack Panini, mon plateau chargé de café et de brioches, j’ai retiré ma chaussure pour extirper le gros billet malhonnête. Deux cents, cinq cents francs? Je l’ai déplié devant mes yeux myopes. Cinq cents euros!
Un argent qui ne serait dans le commerce qu’en 2002! Voilà bien les fiscalistes et les banquières, avec leur porte-monnaie virtuel. Le voleur volé. Et j’avais faim. Il n’y avait plus qu’à rentrer chez moi.
26.
Il y avait douze ans que je n’avais pas volé d’argent quand j’ai rouvert les yeux dans la nuit. Rapide senteur de l’air, glacial et parfumé. Sensation de rêche aigu, celui des draps, sur ma jambe, sur mon ventre lourd. Et puis les petits bruits nerveux du vide. Breloques, réveil, radiateur, et les frémissements des feuilles du ficus. Ah, oui, la fiscaliste. J’ai tendu la main vers la lampe, là où se trouvent toujours les lampes. Rien. Mais au loin, très loin, à travers les portes ouvertes et les tamis du froid, une flaque de lumière pâle.
J’ai rampé hors du lit. Je savais où aller, j’avais bien fait mes repérages. A présent le noir et le froid me servaient. Sur le fauteuil, j’ai reconnu, tour à tour, la culotte, les bas, le soutien-gorge, la chemisette, dans cet ordre. Ils sentaient encore la fièvre et les illusions de la soirée enfuie. En dessous, dans la pliure du cuir, le sac à main. Je l’ai ouvert. J’ai touché tout de suite un billet. Grand et large. Un chiffre invisible a passé sous mes pores. Je suis resté un instant la main en l’air.
Où cacher de l’argent quand on est nu? Dans ma chaussure, tout au fond. Puis j’ai tout remis en place. Regagné le lit, qui fraîchissait déjà. J’ai entendu un bruit de chasse d’eau, soudain la flaque de lumière a fondu. Des bruits de pieds nus s’approchaient. Au fond du lit, un poing sur la bouche, j’étouffais un fou-rire. J’étais redevenu voleur.
27.
L’Eurasienne, dans le bus, était usée, griffée, avec un cabas. Mais vous savez comme elles sont: toujours plus belles avec l’âge, jusqu’au moment où elles se cassent d’un seul coup.