Palimpseste

Yves Wellens,

(Pour des raisons de droits dus aux héritiers, il ne nous est pas possible de citer le moindre mot des trois textes inédits de Victor Hugo retrouvés récemment. On comprendra que nous ne voulons pas revivre la mésaventure survenue à Ian Hamilton, le biographe de J.D. Salinger, condamné par la Cour Suprême des États-Unis pour avoir non seulement reproduit quelques termes de la correspondance non publiée de son modèle, mais avoir exprimé la quintessence des lettres elles-mêmes. C’est d’autant plus fâcheux que ces trois textes constituent un ensemble cohérent qui, s’il n’ouvre pas de nouvelle perspective à la cohérence de son œuvre, en affermit néanmoins les principaux axes. Nous livrons ici une esquisse de leur véridique contenu, en prenant d’abord quelques précautions : on verra ensuite que, compte tenu de l’intérêt que représenterait à nos yeux une publication, ces précautions s’estompent et finissent par disparaître complètement, puisque, en ces sortes de matières, il ne sied pas de procéder par allusions.)

À n’en pas douter, les trois textes ont dû être écrits en même temps, ou du moins à très peu de jours d’intervalle. Ils sont certes sans date, et on ne connaît pas leurs destinataires respectifs – hommes de peine et femme de cœur probablement. D’ailleurs, à ce stade préliminaire à l’analyse elle-même, il faut souligner que l’un tient plutôt de la tribune ou du pamphlet, que le deuxième est manifestement un projet de lettre et que le dernier consigne une sorte de méditation. Ils abordent donc des genres a priori très différents, qui devraient mettre en jeu et en branle des discours et des passions de natures très opposées. Ce n’est pas forcément un triptyque ; et pourtant, si l’inspiration, par un effet de l’art, est chaque fois singulière, il existe de grandes similitudes, allant parfois jusqu’à la concordance de mots, de formules et de pensées de l’un à l’autre, comme dans un ensemble où les thèmes et les idées semblent circuler, coulisser et se répondre – alors même qu’on se trouve en présence de textes tantôt à usage public ou polémique, tantôt à destination exclusive de la sphère privée ; qui sont soit de l’ordre de la dénonciation des mœurs, soit de l’apologie des sens, soit de la recherche d’une morale.

Si l’on affine la lecture, on peut émettre l’hypothèse que ces trois fragments sont contemporains de la rédaction de L’Homme qui Rit, dernier roman, il faut le rappeler, publié par Hugo dans son exil. On peut être rebuté par la profusion surabondante et les constants débordements de ce long récit, campant le fils d’un aristocrate anglais, livré par le roi Jacques II aux comprachicos (sinistre invention de l’auteur…), des trafiquants d’enfants qui les transforment en monstres pour l’agrément des cours d’Europe et plus prosaïquement pour la distraction des badauds dans les foires. Abandonné par ses tortionnaires, qui ont relevé ses lèvres et ainsi figé son visage pour toujours en masque, Gwynplaine est recueilli par une troupe itinérante, triomphe sur toutes les scènes et sur tous les tréteaux, avant de recouvrer ses droits. Il prend alors le parti des pauvres devant la chambre des Lords, mais n’y suscite que les sarcasmes de ses pairs : ces distingués représentants de l’arbitraire prennent prétexte de son éternel rictus, qui semble contredire en permanence ses diatribes, pour ne pas écouter celles-ci plus avant. Le personnage est aussi tragique, en un sens (mais renversé), que le Mercutio de Roméo et Juliette, incapable de se départir, jusque dans la mort, de ses penchants pour l’ironie et la dérision. Bien sûr, par-delà les antithèses traversant l’œuvre (le rire et la souffrance, la laideur extérieure et la beauté intérieure, la cruauté des puissants et l’humilité des humbles) et exprimées par des visions spectaculaires et baroques, ce sont les digressions (les harangues de L’Homme qui Rit contre la vénalité des maîtres et des courtisans, l’annonce par ses soins de l’imminence de la Révolution qui balayera comme fétus de paille ces parasites) qui en constituent l’attrait majeur. Et justement, les trois textes enfin retrouvés recoupent, sans les résumer, les questions évoquées là par l’auteur, mais sans emphase et presque sans aucun développement, comme si un torrent en coulée continue et en perpétuel bouillonnement avait eu sur son parcours une brève portion où l’eau serait limpide, paisible et cristalline. L’impression persiste, à les relire, que Hugo, pour on ne sait quelle raison (et, pour nous, la proximité de son retour d’exil en est une, souveraine), a dû adopter cette fois une échelle réduite et qu’il en a tiré parti, comme d’un augure favorable. Car ici, chaque mot porte très exactement sa charge, qu’elle soit d’affliction ou d’affection ; ici, il s’agit de centrer ce qui outrepasse, de cadrer très précisément ce qui excède de toutes parts : bref, de transmuer la puissance en force et, pour le coup, de recourir à un petit calibre en lieu et place d’armes de guerre, de viser davantage que de ruer, d’atteindre plutôt que de renverser. Au fond, ces trois textes rejoignent et illustrent au mieux les intentions sobrement formulées ailleurs : « J’ai senti le besoin d’affirmer l’âme. » Cet immense projet, que Hugo, on le sait, a tenu à bout de bras durant toute sa vie et a su extraire du chaos indescriptible auquel il s’est toujours affronté, n’a peut-être pas trouvé de plus probante expression qu’ici.

Le premier texte restitue, avec une grande netteté et des formules aiguisées comme des stylets, les convictions sociales de l’auteur. C’est trop peu de dire qu’une telle analyse reste pertinente – au vrai, elle ne saurait, hélas, être dépassée tant que les conditions de la soumission à un ordre infra-humain ne seront pas annulées, ce que Hugo lui-même, ego positif et généreux, et en dépit de ses propres certitudes sur sa postérité, n’aurait pu que regretter ! On se souvient de la lettre à Lamartine du 24 juin 1862 à propos des Misérables : Oui, à tous les points de vue, je comprends, je veux et j’appelle le mieux […] Oui, une société qui admet la misère, une religion qui admet l’enfer, oui, une humanité qui admet la guerre, me semblent une société, une religion et une humanité inférieures, et c’est vers la société d’en haut, vers l’humanité d’en haut et vers la religion d’en haut que je tends : société sans roi, humanité sans frontières, religion sans livre […] Oui, autant qu’il est permis à l’homme de vouloir, je viens détruire la fatalité humaine, je condamne l’esclavage, je chasse la misère, j’enseigne l’ignorance, je traite la maladie, j’éclaire la nuit, je hais la haine […] Dans ma pensée, Les Misérables ne sont autre chose qu’un livre ayant la fraternité pour base et le progrès pour cime. Eh bien ! Avec une admirable économie de moyens, Hugo, s’en tenant au strict registre des évidences, énumère et récapitule dans cette veine ses griefs contre la domination de l’argent, contre l’asservissement par le travail (qu’est-ce que les pauvres pourraient bien avoir à abjurer, puisqu’on ne veut pas qu’ils soient autre chose ?…), contre l’esclavage moral, contre la misère mentale, contre les crimes soi-disant légaux perpétrés par la bourgeoisie et les suppôts du Second Empire finissant, et même, seules concessions à l’actualité, contre la politique du gouvernement Berlusconi en Italie et en Europe, pour la taxation de toutes les transactions financières et boursières, pour la réforme du droit d’asile et pour le jugement des criminels de guerre devant un tribunal international permanent. Le deuxième texte est plus énigmatique (laissons de côté la question de l’identité de l’heureuse destinataire, qui ne saurait importer qu’aux biographes). Hugo s’y livre sans retenue à la pure réminiscence des plaisirs de l’amour et du bouleversement des sens qu’ils créent. Ce fragment, à forte coloration érotique, n’est en aucune façon l’amer soliloque d’un homme vieillissant qui s’épancherait en ranimant ses souvenirs, mais l’expression du triomphe des passions, égales chez l’homme et chez la femme, toutes émotions et tous sentiments tendus et confondus dans le respect de l’autre et de soi. Le troisième, enfin, est une stupéfiante mise en perspective de sa propre gloire, notamment littéraire, et prend, dans le contexte de sa probable date de rédaction, un air de prémonition. Hugo sait que son retour d’exil, s’il se produit, lui vaudra les honneurs dus à celui qui s’est levé contre les iniquités d’un régime corrompu et stérile – c’est bien ce qui est arrivé. Et cependant, sa lucidité l’oblige à écrire que la gloire, si elle n’est pas éphémère, n’est pas non plus exempte de perversité : elle fige, en un mot, comme un masque ce qui était en mouvement comme les traits d’un visage, elle finit par désincarner celui qui est trop lu ou trop regardé et par amortir l’intensité de ses géniales intuitions dès lors que celles-ci deviennent des lieux communs où se recueillir. La gloire permet, sinon autorise, donc un certain nivellement parce qu’elle laisse de l’œuvre une lecture toute faite, adaptable à toutes les circonstances et à toutes les époques, et qu’elle dissuade d’en pousser encore l’examen.

Ce qui sourd de ces trois textes, jamais divulgués, c’est l’ambition folle que les mots ne soient pas usés, qu’ils soient comme au premier instant, intacts, non fatigués et non souillés par trop d’usages et par trop de compromis (en somme qu’ils aient gardé leur aspect séminal), et que lui, Hugo, les utilise tels quels, mais dans sa pleine maturité, au sommet de sa courbe créatrice. Mais, bien sûr, il y court aussi, déjà, la conscience d’un dépérissement : la conscience que le combat pour la justice ne peut jamais s’achever, que les passions amoureuses s’étiolent, que la gloire est un leurre. On peut y voir, par conséquent, un certain fatalisme, mais non, nous pouvons en attester, un quelconque désenchantement. La suite, du reste, a montré que Hugo, jusqu’au bout, est resté fidèle à cette croyance de sa génération (celle qui a éclos sous la monarchie de Juillet et permis l’avènement de l’éphémère IIe République issue de la révolution de 1848), selon laquelle les mots ont le plus grand pouvoir sur les esprits et sur les passions.

Il nous plaît de penser que Hugo, revenant d’exil, avait glissé dans ses poches ces trois textes, et qu’il y a pensé tour à tour ou simultanément, tandis qu’il franchissait la frontière ; qu’il les a récités sur le chemin qui le menait, lui, le Tout de son siècle, ainsi que le définissait Isidore Ducasse dans l’une de ses lettres, jusqu’à Paris. On peut même penser que les trois textes, pliés dans ses poches, aient vu leur encre couler un peu l’un sur l’autre, comme pour parfaire leur unité. Cela nous paraît absolument plausible, et même probable.

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