Dois-je l’épouser ? me demandai-je en anglais.
Oui.
Dois-je l’épouser ? me demandai-je en polonais.
Non.
Eva Hoffman, Lost in Translation[1]
Ciocia[2] m’avait donné le goût de la France…
Son exil forcé dans ce pays lointain, à l’époque des purges, lui avait fait perdre sa sœur, mais connaître la langue.
Après son retour, elle avait travaillé de longues années au Consulat et venait d’être, comme elle le disait, avec fierté et ironie, retraitée de la République… au moment où nous redécouvrions, à peine, que nous en étions une, et où nous revenait à l’esprit la respublica, république nobiliaire du Siècle d’or, et notre habitude d’élire nos rois !
Dès que les frontières se sont ouvertes, je savais que Paris n’était pas plus éloigné de moi que les deux jours et une nuit de file d’attente sur le trottoir qui me séparaient de mon premier passeport.
Institutrice à Tarnôw, sans emploi à cause de la nouvelle situation, j’étais poussée par la nécessité, celle qui, quel que soit le régime, fait loi.
Et pour toute escapade française, j’ai eu droite, la Belgique.
Tant pis pour la France, du moins avais-je le français… sauf qu’à Tervueren, le Belge parle une langue qui le rapproche plus des anciens de Slonsk[3] que des Champs-Élysées.
J’ai aussi compris qu’en fait de garde d’enfants, il me faudrait plutôt récurer leur linge que leur ouvrir la voie vers la matura[4].
Heureusement, un Polonais en attire toujours un autre et j’ai terminé ma course à Bruxelles, où je n’avais pas d’autre possibilité, en attendant, que d’être femme de ménage.
En attendant quoi ? je me le demande encore.
Belgijczyk[5] pour les miens, étrangère pour tous les autres, « petite Polonaise » pour toi.
Tu le sais, nos frontières nous suivent, où que nous soyons… tu l’as appris quand tu osais t’arroger le droit d’ironie, que nous seuls devrions avoir, si nous le voulions, à l’encontre de nos gloires nationales.
J’en connais, encore, l’énumération, comme un étrange appel aux morts : Czeslaw Milosz, Lituanien parlant notre langue, comme Pilsudski ; Chopin, trop français ; Szymanowski : homosexuel brimé, et l’un ou l’autre encore, protestants ou juifs, tous soudainement sortis du champ des canons nationaux.
De passage à Paris, il a quand même fallu, comme pour te rassurer, que tu ailles vérifier si le grand Fryderyk était toujours au Père-Lachaise.
Sait-on jamais ? Mais, stupide bonhomme, te cachera-t-on encore longtemps que, sous les œillets blancs et rouges (et pas l’inverse, ne l’oublie pas), ne se trouvent que les restes que nous vous avons laissés, et que son cœur est chez nous, dans un coffret en plomb, mais bien vivant. Adam Mickiewicz, aussi, s’y est mis, emportant de la Place Vendôme son masque mortuaire, ne laissant qu’un faux, qui vous fait éternellement la grimace.
Laisse-nous nos emblèmes et le soin de railler d’autres « Polonais des bords du Royaume », ceux des confins : Prussiens protestants, Biélorusses contestés, Lituaniens polonisés, Ukrainiens orthodoxes… jusqu’aux Juifs, cet autre bord, intérieur à nous-mêmes.
Avec le recul, je te trouve bien culotté face à moi, qui sais que ta Belgique n’existe pas, puisque j’y ai habité[6] !
C’est, en fin de compte, tout ce que j’ai retenu de ce que tu ne m’as pas appris.
Et s’il peut n’y avoir rien à donner, au moins, il y a toujours quelque chose à rendre.
Vous les Belges, d’abord, vous nous mettez tous dans le même sac : Polonais, Russes, Ukrainiens, Yougoslaves…
Le bloc est tombé, mais vous refusez obstinément d’en faire des tranches.
Même entre nous, Polonais, vous ne voulez pas voir les distances qui nous séparent.
Moi, je suis de la grande Malo Polska[7], alors que la plupart, chez vous, viennent de Bialystok[8], des presque Russes.
Dans un magasin, il m’est arrivé d’ignorer des Polonais, égarés entre les boîtes de conserve, parce qu’ils avaient l’accent de là-bas, qu’ils hurlaient sans même s’en rendre compte.
Que croyez-vous ? Que tout s’estompe parce que votre vue est sans nuance ?
Quel peuple d’aveugles, qui ne portent la main que sur les objets familiers !
Il est vrai que nous avons peu l’occasion de nous rencontrer. Nous essayons de fuir les Delhaize, vous faites des efforts pour ignorer les Aldi ; et, quand nous venons nettoyer chez vous, vous êtes toujours pressés de partir, un enfant dans une main, un attaché-case dans l’autre, le courrier entre les dents, qui vous empêche de nous dire « au revoir » et surtout « merci », puisque l’argent, que vous avez laissé à l’endroit habituel, vous en dispense. Ou bien c’est pour la prochaine fois, parce que vous n’avez pas de monnaie.
J’attendais une semaine, mais vous, vous n’aviez jamais de monnaie…
Vous vous lanciez alors, le courrier à la main, l’enfant s’impatientant, l’attaché-case au tapis, dans des explications que j’avais du mal à comprendre et dans des solutions dont vous étiez étonnés qu’elles ne soient pas satisfaisantes.
Ne réalisent-ils pas le ridicule qu’il y a à demander si nous pouvons changer 10 000 francs belges, ou notre numéro de compte en banque… ou de nous proposer un chèque, sinon des chèques-repas… dont le guichetier ou la caissière se demanderait si nous les avions bien acquis avec le sang de nos cloques et l’eau du nettoyage.
Il nous arrivait, aussi, de croiser des escrocs, comme ces cabaretiers, pour qui je me levais à 4 h 30 et qui me doivent encore les milliers de francs que je leur ai déjà offerts depuis longtemps.
Heureusement, il m’est arrivé de « tomber » sur des personnes gentilles, le plus souvent des dames âgées et seules, qui vous rendent en respect et presque en affection, la considération que nous leur accordions, en plus des mètres carrés de sol passés à la cire.
Il y a, aussi, les bureaux où nous venions nettoyer, comme des voleurs, tôt le matin ou le soir, quand il n’y avait plus personne. Une situation qu’il m’est arrivé de vivre comme une métaphore de notre position sociale, sorte de délocalisation in situ alimentant deux mondes qui ne font que se frôler.
Parfois un employé (souvent un cadre) attardé – que je pouvais imaginer aussi seul que nous — s’essayait à la conversation en m’offrant un café.
Toujours les mêmes questions : d’où venez-vous ? Que faisiez-vous dans votre pays ? Le café, toujours dans un gobelet en plastique.
Au moins, avec la Marocaine, qui parle français et « qui est d’ici », il pouvait échanger des souvenirs de vacances.
Mais que savait-il de la belle Cracovie, du Wawel et des planty, de Zakopane ou de Wieliczka ? Johann Wolfgang von Goethe, lui, au moins, savait ; et Pankowski ne manque pas d’y retourner en sa compagnie, quand il quitte – le bougre, déjà tout à vos habitudes – celle des veuves, croisées à la mer du Nord ou aux abords de Saint Adrien[9].
Souvent, le chiffon s’est arrêté sur le clavier d’un ordinateur… comme quand j’étais petite fille et qu’à l’école mes mains frôlaient les touches du piano ; à la différence que même le régime des communistes m’a permis d’apprendre à en jouer !
Le reste du temps, nous avions assez de résignation : l’argent qu’il faut envoyer pour les parents âgés et le père, malade chronique ; Mon Dieu qui nous pousse à bien faire, quoi que nous fassions, et même à nous persuader que nous soulageons ainsi l’humanité souffrante.
La fatigue et les courbatures faisaient le reste.
Les heures de travail enfilées, comme les grains d’un chapelet, nous laissaient peu de temps pour nous-mêmes, pour faire les courses, faire la lessive, faire notre ménage… et, surtout, aller à l’église, à la Mission catholique polonaise, plusieurs fois par semaine et à la grand-messe, en polonais, le dimanche à l’église de la Chapelle.
Chez vous, des règlements communaux interdisent parfois de tondre les pelouses le jour du Seigneur ; chez nous, personne n’y songerait.
Le dimanche, beaux habits, cheveux coiffés, messe et repos.
À la maison, tu sais que, le dimanche, nous allons trois fois à l’église, à six heures pour les matines, à dix heures pour la messe et à seize heures pour la deuxième messe suivie des litanies. Entre-temps, le midi, en famille, Polsat[10] invite à la table Jan Pawel Drugi, qui nous fait la conversation en italien.
Mon dialogue singulier avec Mon Dieu et Maria, krôlova Polski[11], est indicible : il est dans les flots du Dunajec et dans l’eau mordante gavée de produits de nettoyage, il est dans le chant des oiseaux du parc Élisabeth, comme dans le bruit des portes du métro de la ligne 1A, qui se ferment sous ton nez, un matin trop froid, à la station Simonis.
Il est dans la Bible, toujours dans le fond de ma sacoche, entre le Larousse de poche et les petits cosmétiques… et, plus encore, dans ce que dit Paul sur la charité, dans l’Épître aux Corinthiens[12] et que chante Krzysztof Kieslowski[13].
Il est, aussi, en toi ; mais toi, petit Belge à qui ton histoire personnelle suffit, tu t’obstinais à ne pas vouloir l’entendre.
En Belgique, j’ai souvent prié, pour ne pas être malade, parce qu’être malade, quand on travaille au noir, sans papiers, c’est la pire des choses.
J’ai vécu avec cette hantise, plus forte même que la peur d’être expulsée du pays dans les vingt-quatre heures : avec Euroline et notre statut de « touriste de trois mois » (quelle ironie !) nous finissions toujours par revenir.
La maladie, c’est autre chose : pas de documents pour le médecin ou le pharmacien, pas d’argent, et surtout le risque de perdre « une place » et ce qu’elle avait coûté.
Car tu sais que nous ne lisons pas les petites annonces, et que les places se passent de Polonaise (qui retourne ou a trouvé mieux) en Polonaise (qui arrive ou cherche des heures), mais en échange d’argent. Pour une bonne place, tu devais d’abord donner, au moins, 3 000 francs belges à une compatriote. C’est la règle, c’est aussi, plus ou moins, ce que tu donnes – avec quelques kilos de bon café – au curé de ton église, pour qu’il te dise une messe, avec citation de ton nom.
C’est ainsi quand tu reviens au Pays et que les autres te regardent comme un riche, même si tu ne reviens pas d’Allemagne ou du Canada, et que tu n’as toujours qu’un maluch[14] et pas assez d’économies pour avoir ce dont tu rêves.
J’ai aussi prié pour toi, parce que chez vous où les femmes et l’argent étaient – dans mon esprit – si présents, avec si peu de religion, ton cœur ne pouvait pas me paraître pur. J’étais follement jalouse.
Ton incompréhension me revient : « comme l’esprit altère tout ! »
Pour faire de nous les héros de notre Iwaszkiewicz[15], Ola, la jeune institutrice, et son amour, rencontré dans le sanatorium voisin, il aura fallu que je te fasse tuberculeux !
Qu’y pouvons-nous, vraiment ?
Quelle importance cela a-t-il encore, aujourd’hui, que je suis en Pologne, si loin de tout.
J’essaye, en tout cas, de ne pas trop y penser.
Je suis partie d’un coup, c’est vrai, sans rien te dire, sans explication.
Mais tout me paraissait soudainement si inaccessible, alors même que j’avais franchi ces pas des centaines de fois.
La réticence – jusque-là insoupçonnée – m’envahissait au point que mon corps en était devenu complètement raide, et qu’une pensée de plus aurait pu le faire éclater en morceaux, sous le poids du doute.
Je ne trouvais même plus assez d’automatismes en moi pour progresser machinalement vers ce qui n’avait jamais cessé d’être un but, à chaque fois reconquis, et qui n’en présentait désormais même plus les contours.
Chaque fois que j’ai dit « tant que je suis ici », tu n’as rien voulu relever. Et puis, quoi expliquer ? Est-ce que je sais, moi-même, ce que j’ai voulu quitter ?
À cette date, j’ai noté :
« Ne plus rien penser, ne rien dire, j’arrive bientôt.
Sur le seuil de la porte, il n’y a personne.
En ai-je jamais douté ?
Désespérant de me revoir un jour, la vigie a délaissé son poste depuis longtemps.
Les pièces sont vides, le vent y souffle et les portes battent… pourtant, le feu n’est pas éteint.
Il n’y a plus que le temps pour m’accueillir et il fait mine de ne pas me reconnaître… je n’ai pourtant jamais cessé d’être d’ici, mais qui le sait encore. »
Finalement, tu vois, être où ne pas être reste bien la question.
(traduit du polonais par Philippe Caroyez)
Écoute recommandée :
Chopin, Les 19 mélodies. Opus 74 posthume
Ewa Podles (mezzo-soprano), Abdel Rahman El Bacha (piano). Disque Forlane, 1999.
Traduit en français sous le titre « Une vie entre les mots ». Les belles lettres, Paris (1992).
[2] Diminutif de tante, équivalent de tantine.
[3] La Silésie
[4] Certificat d’enseignement secondaire.
[5] Belgicard.
[6] Allusion au titre d’une pièce de théâtre, qu’il est permis de voir comme un écho au célèbre «[…] en Pologne, c’est-à-dire Nulle Part » d’Alfred Jarry dans son discours d’introduction à Uhu Roi (1896). Citation reprise par Kazimierz Brandys, en guise de titre pour l’un de ses écrits fameux (Le Seuil, Paris).
[7] Petite Pologne, Voïvodie du sud. Cette « région » est considérée par ses habitants, avec fierté, sinon comme le cœur historique de la Pologne, Cracovie en fut la capitale, du moins comme son centre de gravité intellectuel et culturel.
[8] Ville du nord-est de la Pologne.
[9] Marian Pankowski, Pismo tv strone milosci. Tworczosc, Varsovie (1999). Traduit en français sous le titre Post-scriptum à l’amour. Actes Sud, Arles (2001). Dernier écrit publié de ce grand écrivain polonais, vivant à Bruxelles.
[10] Chaîne de télévision polonaise, diffusée par satellite.
[11] Reine de Pologne.
[12] Première épître de Paul aux Corinthiens, 13, versets 1 à 8. Il faut relever que la vertu au centre de ce passage est, selon les traductions, rendue par charité ou par amour.
[13] L’extrait concerné de cette épître est chanté par le chœur dans le film Trois couleurs – Bleu de Krzysztof Kieslowski. Musique de Zbigniew Preisner. Disque Virgin, 1993.
[14] Littéralement « petit garçon », surnom donné à la Fiat 126.
[15] Jaroslaw Iwaszkiewicz, Kochankowie z Marony, Iskry, Varsovie (1961). Traduit en français sous le titre Les amants de Marone, Stock, Paris (1980).