Nos vican bîn po des p’tits ovrîs

Gérard Adam,

Mon père n’aimait pas les Allemands. Au village, d’ailleurs, chacun faisait vœu de les haïr et vidait sa fosse septique avec un « casque boche » fixé au bout d’un manche ; c’est qu’en 1914, les sbires du Kaiser avaient massacré la moitié de la population. Il leur devait pourtant la rencontre de ma mère, comme lui réfugiée en 40 dans un bourg pyrénéen. À leur retour d’exode, le curé a entraîné mon père dans la résistance. Lui-même a recruté son futur beau-père, ci-devant sous-officier de gendarmerie, démissionnaire parce qu’il était question de faire porter aux gendarmes l’uniforme de l’envahisseur. Tout cela ne favorise pas la réconciliation.

Mon père est mort depuis douze ans. Pourquoi me revient son exécration des Allemands, alors que le train m’emmène vers L* où je vais rencontrer une classe et, partant de mes livres, échanger avec les élèves ? C’est qu’un Métro abandonné sur la banquette m’annonce l’Europe en péril, que la chancelière allemande répugne à voler au secours de Grecs ayant vécu au-dessus de leurs moyens. Ces mêmes Grecs dont la civilisation, prolongée dans le pragmatisme romain, parvenue jusqu’à nous grâce aux Arabes, secouée par le violent romantisme germain, fondue dans le creuset d’un christianisme source de spiritualité, d’altruisme, de générosité, mais aussi d’un effroyable obscurantisme et d’une connivence avec les possédants pour asservir les peuples, éclairée par des Lumières qui ont libéré les esprits, mais aussi fait souvent allégeance aux mêmes possédants, est à la source de cette Europe en menace de déconstruction. Amputée du Parthénon, celle-ci ne serait plus qu’un fantôme d’elle-même. La nymphe, une fois de plus, se serait fait baiser par une déité, déguisée non plus en taureau, mais en vache, évolution des mœurs oblige.

D’Allemand, il y avait tout de même un dans le groupe de copains qu’accueillait Aux Binâmés, un bistro de la banlieue ouvrière liégeoise où désormais nous vivions. Et celui-là, mon père ne l’aurait jamais traité de Boche. Resté pour l’amour d’une Belge à la libération des prisonniers de guerre, le mineur Heinrich était des nôtres, comme les Macaronis et les Polacks venus mener avec nous la Bataille du Sarbon. Notre Europe, me dis-je, bien plus que des technocrates berlaymontois et de leurs réglementations, qui la muent en Olympe hors de portée de ses habitants, est fruit du brassage de ses peuples par les guerres et la misère, fille de ces travailleurs venus de toutes ses régions contribuer à la prospérité de la nôtre avant de partager son déclin.

Pourtant, ils n’en avaient guère conscience, Aux Binâmés, ces Européens sans le savoir, qui s’étaient naguère entre-tués pour l’intérêt des puissants, lesquels, désormais, trouvaient plus rentable de résoudre leurs rivalités de façon moins dévastatrice. Devant leur Stella, ils ne discutaient pas de Communauté européenne du charbon et de l’acier, à laquelle nombre d’entre eux sacrifiaient leurs poumons, ni de Communauté économique européenne, dont l’encre du traité n’était pas encore sèche, guère non plus des riches catholiques peu soucieux d’Évangile, revenus au pouvoir après la guerre scolaire dans l’intention d’abattre au plus tôt les frêles remparts érigés contre leur mainmise sur l’enseignement. Non, ce qui les passionnait, en cette année d’Expo 58 que la plupart ne visiteraient pas, c’était l’exploit de Gaul surclassant Géminiani au mont Ventoux, la tristesse que Jean Brankart n’ait pu confirmer les espoirs de 55 et surtout l’équipée du Standard, que les Nicolay, Piters, Houf, Mathonet, Bonga Bonga, venaient de hisser en quarts de finale de la coupe d’Europe.

*

Nous sommes trois à descendre quand le quai d’en face grouille de monde, quotidienne transhumance vers Bruxelles. Peu avant, nous avons longé des friches industrielles, et ce qui fut jadis fleuron de l’ingéniosité wallonne dresse face à la gare son squelette incrusté de suie. Quand je me rends dans une école, je pars tôt, m’offre à l’arrivée un petit-déj suivi d’une balade, question de tâter le pouls du lieu. Las, pas une pâtisserie, pas un café ouverts. Je pense avec nostalgie aux Binâmés qui, après quelques vaines tentatives de reprise, n’accueillent désormais que des tags nauséeux sur leurs volets baissés. Arpentant les rues aussi vides que mon ventre, j’aboutis à un embryon de parc devant l’école, où des élèves allument leur clope d’avant-cours.

Lorsqu’une sonnerie retentit dans les entrailles du bâtiment, ils y pénètrent en traînant les baskets et je leur emboîte le pas. L’enseignante, jeune femme cordiale, m’accueille à la salle des profs avec un café, du cake aux fruits. Je lui narre mes pérégrinations dans la cité déserte. Des collègues plus âgés se mêlent à la conversation, si je l’avais connue trente ans plus tôt… Mais après nous avoir pressés jusqu’à la dernière goutte, nos propres capitalistes sont partis en Flandre avec l’aide de l’État, c’est-à-dire notre argent. Les terrains y étaient bon marché, le chômage endémique, les salaires bas, les ouvriers dociles, d’origine paysanne, inféodés à l’Église ; ses ports suppléaient nos mines épuisées pour l’approvisionnement en charbon et en fer, assuraient l’acheminement du pétrole et des produits chimiques… Nous avons été jetés au rebut par ceux dont nous avions fait la fortune.

Savais-je que nombre d’élèves sont voués à la troisième génération de chômeurs ? Que certains parents ne se lèvent qu’à midi, attendent que leurs enfants rapportent après les cours leur pitance quotidienne, un pain et une boîte de pâté, non faute de moyens, ils possèdent console et téléviseur dernier cri, mais parce que, de déprime en résignation, leur univers s’est ratatiné. Notre cuisinière s’efforce de les gâter en leur servant chaque midi un repas de fête, ce délicieux cake en fait foi, mais beaucoup ne le prennent que le jour des frites, auxquelles se borne leur dégustation. Ils rejettent ce qu’ils ignorent, poisson, légumes, viande même, hormis les hamburgers… Lors de classes vertes, les accompagnateurs se sont aperçus qu’un élève ne venait jamais à table ; il fauchait des tranches de pain, les mangeait avec des saucisses de Vienne, dont il avait bourré sa valise. Elles constituaient l’unique menu familial, il ne voulait rien goûter d’autre…

Saucisses, appareils électroniques, pain et jeux actualisés, rien de neuf sous la grisaille, pensé-je, hormis les formes de ce qu’il faut tout de même bien appeler veulerie, aussi explicable soit-elle. Une scène me saute à la mémoire. Nous sommes à table, un samedi soir, unique repas en commun, parents et quatre fils, mon père imprimant de nuit la Wallonie. Pour dessert, ma mère sort acheter des glaces à la camionnette de Fasoli, qui les prépare lui-même, à base de vraie crème fraîche. Notre luxe hebdomadaire, et mon père, qui jamais ne nous parle wallon, y va de son expression favorite : Nos vican bîn po des p’tits ovrîs.

Et non, pourtant, les petits ouvriers ne vivaient pas si bien, dans cette Europe en construction, même si ce n’était plus la misère dénoncée par Storck et Ivens, même si la plupart étaient fiers de leur métier. Nos fins de mois étaient pénibles, ma mère n’en sortait qu’à force d’imagination et d’économies, marchant des kilomètres pour trouver à moindre prix des victuailles rapportées dans d’énormes cabas qui lui ont démoli la colonne. École élitiste, l’athénée de H* accueillait les rejetons de la bourgeoisie libérale. Je n’avais pas d’argent de poche, n’allais pas boire le coca d’après-cours, ne participais jamais aux sorties de classe, aux excursions scolaires. J’avais honte de mes vêtements de réemploi, mes cahiers, de la qualité la moins chère, se cornaient aux coins, me valant de mauvaises notes en soin.

Nous ne vivions pas si bien, mais l’incrustation de tels moments privilégiés, la glace de Fasoli à la table du samedi soir, a marqué l’enfant que j’étais, l’adulte que je serais. Cette jeunesse, notre avenir qui se lève avant ses parents, ingurgite des saucisses devant sa télé à écran plat ou sa console de jeux imbéciles, quels moments privilégiés pourraient s’incruster en elle ? À moins que l’émotion ne se fraye, envers et contre tout, des voies insoupçonnées ?

Pour mieux vivre, nous devrions attendre les grèves insurrectionnelles contre la loi unique, puis les golden sixties. Prise de panique, la bourgeoisie s’empresserait de concéder les conventions collectives assurant aux travailleurs une part modeste de la prospérité, réduisant graduellement leur travail hebdomadaire de quarante-cinq à quarante heures. L’Europe se développerait dans, et grâce à, « la hantise d’un spectre, celui du communisme ». Et je me dis qu’il va nous manquer, ce spectre dont ceux qui n’avaient pas à le subir étaient les principaux bénéficiaires, aujourd’hui que les privilégiés se ruent à la reconquista de concessions lâchées du bout des lèvres. Première attaquée, sempiternelle empêcheuse de profiter en rond, la sécurité sociale, merveille européenne, qu’on nous affirme désormais impayable, quand il s’agit seulement d’un choix de société. Qui peut, sans faire s’écrouler de rire, assurer qu’on ne pourra plus assumer les pensions, que les sexagénaires auront à prolonger un emploi que cinq cents millions de jeunes et d’hommes dans la force de l’âge espèrent en vain, quand il s’agit d’un simple transfert d’un compartiment budgétaire à un autre. Pour sauver l’Europe, faudra-t-il qu’ailleurs, d’autres utopies, aussi généreuses, aussi viciées dès la naissance par la nature humaine, aussi inévitablement trahies par ceux qui les portent sitôt qu’ils auront arraché une parcelle de pouvoir, viennent prendre la relève du spectre communiste ?

*

Pourtant, l’enseignante, que j’accompagne vers sa classe, y est profondément attachée, à sa région en ruines, son travail ingrat, cette sixième professionnelle en « travaux de bureau », Sésame ouvre-toi pour l’accès au chômage. « Si vous saviez comme ils vous attendent, même ceux qui détestent lire, en fait la plupart ; qu’un écrivain les juge dignes d’une visite, c’est pour eux quelque chose d’inouï ! »

En termes hésitants, ils me posent leurs questions, pertinentes, ou naïves, la plupart témoignant d’une méconnaissance abyssale de ce qui, hors de leur étroit champ de vision, détermine leur vie. Chacun note avec soin mes réponses à ses propres questions, mais ne prête aucune attention à celles des autres. Ils semblent incapables de se concentrer cinq minutes comme de se respecter mutuellement, se coupant la parole, parlant tous à la fois, bavardant, s’agitant, fouillant avec bruit leurs affaires.

Il n’empêche qu’en fin de compte, nous aurons pas mal appris les uns des autres, que la plupart se fichent de l’actualité, des sports, des séries télé, mais qu’il y a parmi eux des as du joystick admirés de leurs pairs ; que le plus clair de leur temps se passe à glander, MP3 aux oreilles ; qu’à leur âge, à l’École des Cadets où mes parents, incapables de m’offrir des études, m’avaient pressé d’entrer — mon ascenseur social porterait l’uniforme, — nous avions quarante-cinq heures de cours par semaine, dont cinq le samedi matin ; que, dans le tiers-monde, des enfants marchent vingt kilomètres par jour pour aller en classe ; que la fille d’un chauffeur de taxi rencontré en Inde étudiait jusque tard dans la nuit pour se lever à l’aube. Je ne pense pas les avoir ébranlés en avançant que la concurrence des pays où l’on turbine dur pour des clopinettes menaçait de ronger notre reliquat de prospérité, que le chômage illimité serait bientôt mis en question, qu’en cas d’éclatement du pays, la Wallonie passerait un fichu quart de siècle. À peine s’ils savent qu’il existe, dans la Belgique détricotée, qui fut à la base de la construction européenne et risque d’être un modèle de sa déconstruction, une majorité ne parlant pas français, travaillée par le même égoïsme que la chancelière allemande, et qui enrage de porter assistance à la minorité dont elle a, durant cent trente années, tété la richesse. Mais cette projection dans l’avenir est trop ardue, ils disjonctent, leurs questions s’épuisent, la sonnerie met fin à la séance, un vague salut et ils se bousculent vers le préau, ses distributeurs de chips et de coca-cola.

Nous avons pris à la salle des profs un dernier café, une dernière tranche de cake. Je suis repassé devant l’ex-fleuron de l’ingéniosité wallonne et son squelette incrusté de suie, puis le train m’a emporté au-delà des friches industrielles. J’émerge d’un monde irréel, dont on se demande s’il n’était que rêve ou si notre imagination nous a joué des tours. Et pourtant, cette sixième en « travaux de bureau » n’était-elle pas semblable aux Grecs surendettés pour avoir, sans en prendre conscience, « vécu au-dessus de leurs moyens », auxquels cette Allemagne que mon père détestait rechigne à porter secours, et qui ne sont peut-être, eux aussi, qu’une préfiguration de notre avenir européen ?

Quelle eût été ma réaction si un écrivain était venu à l’athénée de H* ? Question oiseuse, nos professeurs détenaient le savoir et nous l’instillaient, nul besoin d’intrus entre leur bonne parole et nous. Mais tout de même, je pense que l’enthousiasme aurait dominé, que nos questions auraient été d’un autre niveau.

Comment étais-je à leur âge ? Bon élève, matheux, mais on lisait mes rédactions en classe. Je lisais beaucoup, j’avais des interrogations, l’existence de Dieu me taraudait. Profondément croyante, ma mère entraînait mon père à la messe, mais il était affilié à la FGTB, votait rouge par fidélité à André Renard. Elle-même avait gardé un souvenir exécrable d’une école ménagère tenue par des religieuses, et tous deux étaient partisans de l’enseignement officiel, outrés que l’Église eût, à l’acmé de la guerre scolaire, refusé les sacrements aux parents qui confiaient leur progéniture aux écoles impies. Des professeurs que j’admirais affichaient leur athéisme. Au patelin, avec les copains qui fréquentaient l’école technique, nous formions une bande multiculturelle sans connaître le terme. Beaucoup, Italiens, Polonais, étaient de fervents catholiques, mais nous comptions aussi des fils de cocos et de socialos, anticléricaux farouches. Puis l’injustice sociale, dont les catholiques se faisaient les remparts, ne me semblait guère soluble dans le Christ, quelque distance que j’eusse prise avec lui. Enfin, nous a envahis ce génial pied de nez de l’Histoire, que le rock, musique jaillie des esclaves noirs, et le droit au plaisir qu’il exaltait, devienne le ralliement de la jeunesse universelle et libère nos esprits, le mien en tout cas, d’une emprise chrétienne mortifère. Désormais, je prendrais avec un immense éclat de rire que Dieu fût supposé régir la longueur des jupes, exiger une bénédiction avant d’autoriser la tension vers le plaisir dont il était censé nous avoir fait cadeau. L’originalité, la force d’une Europe pionnière, c’était aussi le renvoi de la religion à ses chères eaux bénites. Et c’est avec une perplexité mêlée d’angoisse et d’amertume que j’observe aujourd’hui son retour offensif dans le champ politique.

Ce qui différencie de ma génération celle que je rencontre dans les écoles, n’est-ce pas l’estompement de ces interrogations, essentielles pour moi ? La mort de l’enthousiasme que j’évoquais, aussi, la perte du désir, aussi utopique soit-il, de saisir le monde, l’avenir, à bras-le-corps et l’esprit ? Rien n’est jamais acquis et je crains que cette indifférence, à moins qu’elle ne soit plus feinte que réelle, enlise notre Europe vieillie, élaborée dans la technocratie, qui jamais n’a mobilisé ses populations pour un projet de société, dans une stagnation, voire une régression, dont aucune autre partie du monde ne viendra la tirer. De même que les copains des Binâmés en étaient les fondateurs inconscients, cette génération n’en sera-t-elle pas le fossoyeur, tout aussi inconscient, le jour où les groupes financiers, comme ils l’ont naguère fait de L* vers la Flandre, se déplaceront en masse vers des régions plus favorables à leurs profits ?

Mais peut-être, pensé-je aussitôt, n’est-ce là qu’amertume d’un homme vieillissant, retiré du jeu, et qui ne pourra bientôt plus que regarder le temps s’enfuir.

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