Chaque matin, c’était la voix de Sophie Brems annonçant « Il est sept heures. » qui la réveillait. Ensuite Africa Gordillo présentait les nouvelles du jour, pendant qu’elle s’étirait sous la couette. Décoller ses paupières n’était pas tous les jours une mince affaire. Il aurait fallu une machine à café qui s’enclenche automatiquement à six heures cinquante-cinq ou, mieux, un homme déjà debout qui préparerait le café. Sarah restait partagée, à propos des hommes et des machines. Très souvent, elle pensait que les premiers valaient mieux que les secondes. Mais très souvent aussi, elle se mettait à croire l’inverse. Jusqu’à ce que son ordinateur plante. Ou jusqu’à ce qu’elle tombe amoureuse.

Pour l’instant, elle avait retrouvé confiance en l’humanité. Ce qui lui donnait une bonne raison de faire un petit effort pour repousser l’édredon jusqu’à ce qu’il tombe au sol et que le froid l’arrache à son lit. Voilà. Elle était debout. Malgré le froid, elle ne put s’empêcher de faire un détour par le séjour avant d’aller se réchauffer sous la douche.

C’était con à dire mais c’était la première fois de sa vie qu’elle recevait des fleurs de la part d’un homme. Un joli petit bouquet serré de roses carmin. Avant-hier soir vers dix-huit heures trente (c’était Face à l’info, la voix d’Eddy Caekelberghs, un journaliste dont elle avait toujours pensé, elle ne savait pas pourquoi vu que c’était absurde, que le nom s’écrivait en un seul mot. À la manière dont ses collègues le prononçaient. Edikakelbergs… Enfin soit.), avant-hier vers dix-huit heures trente, donc, on avait sonné, elle était allée ouvrir, et elle avait trouvé sur le seuil de son appartement un jeune garçon de quatorze-quinze ans, tenant dans ses mains le petit bouquet serré de roses carmin qui trônait à présent au milieu de la table du séjour. Elle n’avait pas très bien compris ce qu’il avait marmonné – ces adolescents, ils parlent vite et ils n’articulent pas, et puis ils se plaignent de ne pas être entendus, allez chercher où est la logique dans tout ça ! – mais elle avait saisi le principal, ou du moins avait-elle deviné, d’après la consonance : « de la part de Nicolas ». Surprise, elle avait remercié, pris dans ses mains le bouquet que l’autre lui tendait – le jeune garçon semblait pressé et sans doute n’était-il nullement livreur et ne connaissait-il pas Nicolas ; Sarah imaginait facilement qu’il avait accepté la course en échange de quelques euros vite gagnés. Amusant. C’était une méthode datant d’un autre siècle. Les fleurs, le coursier, tout ça. Mais loin d’elle l’idée de penser que Nicolas, pour autant, était un ringard ; c’était plutôt, pensait-elle, un petit côté Amélie Poulain qu’il devait y avoir chez lui. Charmant. Une fois la porte refermée, elle avait enfoui son visage dans le bouquet, mais l’espace d’une seconde seulement, parce qu’à peine cela fut-il fait que, saisie soudain par la crainte d’abîmer les délicats pétales de velours rouge, elle l’avait éloigné d’elle et s’était dirigée vers la cuisine en quête d’un vase adapté. En le déballant, elle avait découvert une minuscule enveloppe, d’environ trois centimètres sur cinq, abritant une proposition de rendez-vous qui suscita dans son cœur une joie inversement proportionnelle à la taille du bristol – lequel, pour ainsi dire, était microscopique. Mignon. Et depuis avant-hier soir, voilà, c’était comme ça, elle ne pouvait s’en empêcher, dès que l’occasion s’en présentait, il fallait qu’elle approche son visage du bouquet pour mieux le humer, en sentir la caresse sur ses joues et ses paupières, et surtout se noyer dans cette couleur non pas agressive et vulgaire comme on se la représente ordinairement, mais bel et bien chic, et surtout dynamisante. Sautillant jusqu’à la salle de bains, elle s’engouffra sous la douche et le bruit du jet d’eau réglé sur trente-neuf degrés – Sarah adorait les douches bouillantes – couvrit la voix de Christine Hanquet.

Elle avait entendu dire que le jus d’orange frais perdait toutes ses vertus si on le buvait juste après une tasse de café, mais les habitudes sont ce qu’elles sont, et Sarah avait l’habitude de se presser un jus d’orange chaque matin, de même qu’elle buvait une tasse de café chaque matin.

Au moment où Jean-Pierre Jacqmin commençait à torturer l’invité du jour en tentant de lui faire admettre que son choix musical n’avait rien d’innocent, elle dut se résigner à prendre congé du bouquet qui lui avait fort aimablement tenu compagnie tout au long de son petit-déjeuner. Accrochant au passage son GSM, ses clefs, une pomme, une bouteille d’eau et trois Sugus pêchés au hasard dans le bol à l’entrée – tout ça avec deux mains seulement, si si – qu’elle fourra en vrac dans son grand sac, elle sortit de son appartement, dévala les escaliers – seule façon de se mettre en train, car selon Sarah, les ascenseurs, ça endort – et se retrouva dans la rue. La bouche de métro n’était pas loin, juste à deux pâtés de là. On n’a pas tort d’appeler ça une bouche de métro, parce que c’est vrai que tous ces gens entassés sur les escalators ont l’air de se faire avaler par un monstre souterrain.

Quand on montait à Tomberg, on avait encore des chances de trouver une place libre, le plus souvent orientée dans le mauvais sens mais ça n’était pas trop grave. Pas un jour comme celui-ci, disons.

Ce qui laissait Sarah perplexe, depuis toute petite, c’était le choix du skaï orange brillant. Oh bien sûr, on se doutait que c’était une façon de mettre un peu de couleur dans la vie monotone des passagers, et puis cette teinte n’était pas trop trop salissante mais quand même. Ça n’avait pas l’air d’égayer les gens. Franchement.

Exceptionnellement, aujourd’hui, Sarah descend à Schuman. Elle va voir l’envers du décor. C’est toujours un moment qu’elle attend avec impatience, même si elle le redoute un peu aussi. Quand tous ses calculs et ses plans prennent soudain corps dans le béton et l’acier. Et que, déjà, surgissent les premiers problèmes, quelquefois. C’est ça qui l’angoisse. Que quelque chose ne fonctionne pas, qu’il faille modifier les plans, refaire tous les calculs. Elle ne peut pas s’empêcher d’appréhender ça. Cependant, au moment où elle rejoint le chantier, enfonce le casque jaune sur sa tête et enfile le gilet – non moins jaune – de sécurité, l’enthousiasme prend le pas sur l’inquiétude. Ils ont raison, ces Anglais qui appellent le béton « concrete ». C’est tout à fait ça. Soudain ce qui n’existait que sur papier et sur écran se concrétise, devient matière, odeur, sons. Oh, bien sûr, ce n’est pas encore fini, loin de là, mais voilà, quand même, ce tunnel devient réel ; il s’est déjà implanté dans la ville, là, même s’il n’est pas encore ouvert au public, même si le RER n’y circule pas encore. Pour l’instant, le futur tunnel Schuman-Josaphat grouille d’ouvriers, de pelleteuses mécaniques et d’autres engins, tous peints dans ce jaune qui dit « Danger ! ». La couleur du bout soufré des allumettes, la couleur aussi des Simpsons mais ça, ça n’a peut-être rien à voir. Malgré cela, Sarah a de l’imagination, elle entrevoit facilement le résultat, comme elle a encore en tête les simulations en 3D, et elle est contente, fière d’elle, fière au milieu de tous ces hommes, fière de son diplôme d’ingénieur civil. Ou peut-être que c’est le rendez-vous de ce soir qui la rend si euphorique. Nicolas. Et tiens, les émoticônes sont habituellement jaunes aussi. Pourquoi donc ?

Afin de s’accorder un peu de répit après cette visite sur un chantier bruyant, et avant de rejoindre son bureau, Sarah coupe à travers le Parc du Cinquantenaire. Elle allume la radio sur son GSM. C’est le sourire de Corinne Boulangier qui vient lui remplir les écouteurs. C’est étrange mais elle voit son sourire quand elle entend sa voix. Une sorte d’expérience un peu synesthétique, mieux qu’un spectacle de son et lumière,

Corinne rayonne, transmet des ondes pas uniquement radiophoniques. Pour un peu, Sarah sourirait toute seule au milieu du parc, elle sourirait aux corneilles, chose qui, au fond, devrait leur faire plaisir, puisqu’elles ont l’habitude qu’ont leur bâille toujours à la tronche, ce qui est nettement moins agréable. Donc Sarah sourit aux corneilles. Qui s’en foutent.

Elle s’assied sur le premier banc vide qu’elle trouve, face à un grand rectangle de pelouse. C’est tout ce qu’il reste de vert ou à peu près, maintenant que l’automne est bien entamé. Ah non, le quadrige est vert aussi, réalise Sarah. Enfin, entre vert et bleu.

Corinne sourit : « Il est treize heures. Le journal de la mi-journée, avec Arnaud Ruyssen, bonjour. » Tout en écoutant attentivement les nouvelles, Sarah ouvre son Tupperware préparé la veille au soir. Au menu : salade de brocoli et fêta aux poivrons grillés et à l’huile d’olive. Ça peut paraître frugal, mais Sarah est au régime. Et ça, ça peut paraître stupide, puisque Sarah est parfaitement mince, mais qui sait si elle le resterait, sans ses petites salades . Mieux vaut ne même pas essayer. Les sandwichs dégoulinants de mayonnaise, les pitas pleines de viande grasse, oh non, sans parler des hamburgers, oh non non… L’unique feuille de salade ou la tranche ultramince de tomate (message subliminal : vous aussi, devenez ultramince) qui ne sont là que pour déculpabiliser le client, non, merci, se dit Sarah. On ne l’aura pas. Seule petite gâterie : le Sugus. Mmh, c’est justement un vert qu’elle extrait de son sac. Pas de corneille pour échanger un sourire, pas grave. Sarah sourit à la pelouse.

Retour au bureau. Impossible de se concentrer. La rencontre avec Nicolas approche. Elle aurait dû prendre un après-midi de congé. Mais non, c’est ridicule. Mets-toi au travail, Sarah. Impossible. Elle passe son temps à regarder par la fenêtre. À se dire : « Bon Dieu, on est en novembre et le ciel est schtroumpfement bleu. C’est clair que le climat se dérègle. » Elle garde ses réflexions pour elle-même. Chipote un peu sur son ordinateur, abdique. Retrace dans sa tête toutes les étapes. Ça avait commencé par un commentaire sur son blog. De réponse en réponse, la décision avait été prise de continuer ce match de ping-pong sur la messagerie instantanée, plutôt que dans l’espace commentaires du blog… Ce qui avait bien sûr permis d’aborder d’autres questions plus personnelles, et puis de fil en aiguille… Mais en fait de quoi avaient-ils parlé, au juste ? Ils n’avaient pas abordé les sujets vraiment importants. C’était Nicolas qui, soudain, avait proposé une rencontre, s’était dit séduit, désireux d’en savoir plus… Elle, ça l’avait flattée, c’était tout. Elle, elle était restée un peu trop longtemps seule, voilà tout.

Bon, Sarah, ce rendez-vous, c’est justement pour savoir si ça clique entre vous ou pas. Ça n’engage à rien. Tu réfléchis trop. Oui, mais s’il tombe amoureux et moi pas ? C’est le risque, vous le savez, vous n’êtes plus des enfants.

Vers quinze heures, Sarah se remit à travailler. Pour oublier.

Son choix est fait depuis hier, histoire de ne pas se casser la tête à la dernière minute. Ce sera son bustier indigo. Peut-être un peu trop habillé pour la circonstance, trop chic, mais tant pis. Elle a envie de se transformer en princesse d’un soir, de se la jouer Cendrillon. Peut-être qu’à force de travailler dans un milieu macho, on en développe un petit côté Walt Disney. Elle a acheté ce bustier au tissu métallisé, d’une couleur impossible à saisir entre bleu électrique et mauve sombre, justement pour les grandes occasions. En d’autres termes, pour ne jamais le mettre, parce qu’il ne faut pas se voiler la face, les trucs qu’on achète pour les grandes occasions sans qu’il y en ait une à l’horizon (excepté la veille d’un mariage, donc), on ne les met jamais. Quant aux vêtements dont on fait l’acquisition la veille d’un grand événement, ils servent une fois et puis c’est tout. Soyons honnêtes. C’est vrai. Mais là, tant pis si c’est trop sexy, ou trop festif, ou quoi que ce soit, Sarah mettra ce bustier, par pur caprice, par pur esprit de contradiction, par pur défi envers elle-même. Une bouffée de rose carmin pour se donner le courage, comme d’autres se feraient une ligne. Une grande inspiration, et voilà.

En plus, elle a le mascara assorti, s’il fallait une raison supplémentaire. Elle se maquille sur un air de reggae. Ce soir, comme tous les soirs de la semaine, sur La Première, le monde est un village. Mais à propos de voyages et d’ondes courtes… Elle vérifie encore une fois l’adresse, sur le plan. Le trajet va être long. Arts-Loi, Louise, Héros. Pourquoi tenait-il tant à la faire aller jusqu’à Uccle ? Sarah espérait qu’il avait une bonne raison. Meilleure que toutes les raisons réunies qu’elle avait de mettre son bustier indigo.

C’est Purple Rain qui lui tombe dessus lorsqu’elle entre dans le bar. Nicolas est là, tout à fait conforme à la photo qu’il lui a envoyée, assis dans le halo d’un néon violet. Il n’est pas moche. Pas beau non plus. Il est quelconque, à vrai dire. L’air un peu timide, un peu gauche, mais sympathique et souriant. Il la salue d’un « Bonsoir, Sarah », l’invite à s’asseoir et la complimente sur sa ponctualité. Elle a fait ce qu’elle a pu, avec les transports en commun. Elle songe à part soi que le tram et ses horaires lui donnent une bonne excuse, soit pour écourter la soirée dans le cas où Nicolas la déçoit, soit pour se faire raccompagner en voiture si affinités. Pratique, en somme.

Sarah est intimidée, plus qu’elle ne l’aurait cru. L’établissement est plutôt huppé, le décor minimaliste, en blanc et mauve, avec un mobilier en métal et résine aux lignes épurées. Nicolas est prévenant, mais Dieu, c’est comme quand elle arrive sur le chantier. Et que, déjà, surgissent les premiers problèmes, quelquefois. C’est ça qui l’angoisse. Que quelque chose ne fonctionne pas, qu’il faille modifier les plans, refaire tous les calculs. Elle ne peut pas s’empêcher d’appréhender ça. Parce qu’il n’y a rien à reprocher à Nicolas, mais en même temps, aucune étincelle ne surgit, aucune évidence ne point à l’horizon. Bizarrement, elle ne trouve plus grand-chose à lui dire, il lui semble que la conversation tourne autour de sujets tout à fait anodins, convenus, sans grand intérêt. Il remarque le bustier, sa couleur bien assortie au bar ; elle ne l’a pourtant pas fait exprès, elle ne savait pas. Elle dit qu’elle aime cette couleur qui n’a pas vraiment sa place dans le spectre lumineux, qu’on l’y a ajouté uniquement parce que le chiffre sept avait une symbolique plus positive que le six dans la culture occidentale. Il sourit. Elle lui demande : « Pourquoi ce lieu ? » Il garde son sourire, répond que c’est pour la musique. On entend Kim Carnes chanter Bette Davis Eyes- – juste avant, c’était Lover Why de Century. « Ils font des soirées à thème, ici, explique-t-il, et ce soir c’est années 80. J’adore ça, les années 80. Et aussi un peu les 70, les années disco, la soul, tout ça… J’écoute toujours Nostalgie. » Ah bon. Moi La Première, répond Sarah dans sa tête. On n’est pas sur la même longueur d’onde, je crois. Elle le regarde, elle ne dit rien, et il la trouve très belle comme ça, dans son bustier indigo.

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