Miettes de mémoire (suite)

Henri Ronse,

Le calendrier républicain.

Les aubes boréales.

Les voyages de V.S. Naipaul.

La Parmesane au long cou.

Le goût des vieilles mappemondes, avec des terres inconnues.

Les fêtes gourmandes de Rossini et de Carême.

Les bâtons à feu des Lacandons.

Le rire de Roland Topor.

La chambre des machines dans Metropolis de Fritz Lang.

Autoportrait en éternel débutant.

L’haletante.

L’art du pliage.

La nudité de Noé sous le regard de son fils.

La peinture du cri selon Francis Bacon.

La pulpeuse.

Le musée Plantin à Anvers.

La dame à l’hermine de Léonard qu’il me faudra bien visiter un jour dans son musée de Cracovie, après tant d’années passées à rêver d’elle.

La sexualité mate des romans de Simenon.

Le jardin imaginaire de Coleridge dans Kubla Khan.

Le toucher de la soie.

Les autoportraits hantés de Léon Spilliaert.

La Parisienne du Fayoum qui est au Louvre.

Le détroit de Behring.

Les jardins de l’Alcazar à Séville.

Les minutes insolites de Marcel Lecomte.

La Rolls de Lénine.

Les chutes d’Iguaçu à la frontière du Brésil, de l’Argentine et du Paraguay, gigantesque orchestre d’eau composé de 275 cataractes.

Le ciel de Haute Provence, la nuit, dans la région de Forcalquier.

La ralentie selon Michaux.

Anne et Patrick Poirier, naguère, sur le site de Tikal.

Les jeux de ficelle des Eskimos.

Le bruit du poulpe que le pêcheur claque sur la pierre.

La Persane de Thomas Bernhard.

La Rue de la honte de Mizoguchi et ses inoubliables figures féminines.

La longue agonie d’Oscar Wilde dans Paris.

Le suicide de Pavese.

Les noeuds papillons du docteur Lacan.

La hiérarchie des anges.

La dernière cigarette de Zeno.

L’étrange complexe d’Urbin, cité mentale, et la géométrie métaphysique qui s’y rattache à travers un groupe de peintres et d’architectes, de Piero à Laurana, des marqueteries du studiolo à Bramante et jusqu’en cet extraordinaire tableau, Le Mariage de la Vierge, signé, sur la façade du tempietto bramantesque, de la main et du nom de Raphaël Urbinate (à la Brera, à Milan).

La scandaleuse.

Mes universités de la rue Saint-Denis.

La fin égarée, recluse, hantée par la terreur et la démence de Max Elskamp qui avait dit : « J’ai aimé les petites villes, les navires et les anges, et j’ai cru sage de m’en tenir à cela ».

Celle qui me guidait dans les hôtels de la ville où nous écoutions à travers la paroi les accouplements de la chambre voisine, réglant nos rythmes sur la mesure des souffles et des cris épiés, dont nous devinions l’écho, laissant ainsi nos esprits dériver loin de nous-mêmes, variant (comme elle disait) nos plaisirs, à la recherche de la dépossession.

La musquée.

Le nombre et l’anecdote : étendards, coiffes, chapeaux et barbes dans les fresques de Piero à l’église d’Arezzo.

La théorie du chaos.

Le jardin de sculptures de Ian Hamilton Finlay à Stonypath.

La voix qui s’envole et se déchire dans le saxo de Charlie Parker.

La passion de peinture de Gérard Gasiorowski.

Les parties de boules de Paulhan aux Arènes de Lutèce.

Celle qui s’écrit chaque semaine une lettre d’amour qu’elle conserve dans une ancienne boîte à chaussures.

Le canal de Suez.

La métaphysique policière de G.K. Chesterton.

L’Amérique d’Edward Hopper.

Le passage de l’olive verte à l’olive noire (selon Ponge).

L’annuaire du téléphone.

Balthazar Neumann assis sur la corniche dans la fresque de Tiepolo qui couronne son double escalier à la Résidence de Wurtzburg, apothéose de l’architecte baroque.

Celle qui va nue sous sa robe aux grandes conférences catholiques.

La jeune Corse endormie dans la cage d’escalier de son hôtel que je visitais rue Nicolas Flamel pour l’alchimie de nos corps d’où nous nous échinions à extraire l’or de nos fatigues.

Le cimetière de Trieste, « colline des morts » aux portes de l’Asie avec ses nécropoles italienne, anglaise, russe, juive, orthodoxe, grecque – Trieste « sorte de pendu oublié en haut de l’ogive adriatique, dans une déréliction poignante, dans un interminable hiver diplomatique » (Paul Morand).

Diversité des couleurs du temps compté par le gnomon, la clepsydre, le cadran solaire, l’horloge astronomique, les marées, la chandelle, le sablier, le chronomètre de marine, l’horloge-bétail des Nuer d’Afrique, le foliot, les pointeuses d’usine, l’horloge olfactive des Moré d’Amazonie, les horloges à encens des Chinois, les cloches des églises, des beffrois, des couvents, les sonneries des trompes et des cors, les horloges à automates, les pendules, les coucous, les horloges monumentales des temples du chemin de fer, l’horloge parlante, la montre-bracelet, l’horloge biologique, la montre à quartz, les calendriers électroniques…

Celle qui soudain exige, commande, se plante et pisse.

Les jours où Camille De Taeye dans mon bureau du théâtre du Viaduc à Bruxelles m’avait demandé de poser pour un portrait au taureau et à la lampe verte (je lisais L’Énéide dans l’édition des Belles Lettres).

Les cours du Faubourg Saint-Antoine.

Le Brésil de Biaise Cendrars.

Les intérieurs de Vuillard.

Le méridien de Washington.

La maison de la Duse à Asolo.

Celle qui s’en va chaque été chasser le poil grec et la moustache turque.

Le mot « rage ».

La vigueur océane des rues de New York à l’aube.

Les quais de la Néva.

Les pas perdus d’André Breton.

Les insultes de Schopenhauer.

Chevrolet, Studebaker, Hudson décapotable, Oldsmobile ou Packard : l’Amérique roulante et carossée, chromée ou confortable de ma mère (je lisais à l’arrière de ces voitures dans un tangage doux).

La veloutée.

L’Écrivain, Le Dessinateur et La Musicienne, automates des Jaquet-Droz (et cette planche photographique où l’on voit détachées toutes les pièces du mécanisme de la vie de la Musicienne).

Les listes de mariage.

Le suicide à Gorizia, au terme d’une brève existence philosophique, de Carlo Michelstaedter, qui disait : « Moi je sais que je parle parce que je parle, mais que je ne persuaderai personne ».

La carnassière.

La liste des échassiers observés par mon ami René Zahnd à l’ouest de Djerba le 23 octobre 97, alors que la Belgique m’avait mis à l’ombre : pluvier doré, chevalier aboyeur, spatule, flamant rose, héron cendré, bécasseau minute, aigrette garzette, courlis cendré, chevalier gambette, bécasseau sanderling, bécasseau variable, gravelot à collier interrompu…

(à paraître)

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