« C’est grave, docteur ? », interroge le patient avec une impatience qui trahit son angoisse. Il pose une question de degré. Il sait qu’il souffre, la douleur qu’il éprouve en témoigne, mais il ne connaît pas le sens de son épreuve. Et délègue à un autre le pouvoir de lui dire ce qu’il ressent vraiment, puisqu’il est supposé ignare en la matière, ou s’est laissé convaincre de l’être. Or, sa souffrance lui est proche, interne, et jusqu’à un certain point incommunicable. Une partie de ce corps qui est sien ne répond plus à ses attentes, dont il n’avait d’ailleurs pas conscience, tant il faisait confiance à cette mécanique qui ne l’avait jamais déçu.
Le patient, donc, demande à un tiers ce qui l’affecte au juste, et surtout d’évaluer le degré de gravité de son mal. En l’occurrence, l’adjectif « grave » a un poids très particulier. Parce qu’il est de l’ordre de la vie et de la mort, puisque le terme formulé par le malade peut n’être qu’un euphémisme pour « fatal ». Il se bercerait donc encore de l’illusion mensongère que la mort ne s’annoncerait pas, frapperait sans semonce, qu’elle serait ce visiteur qui s’impose sans crier gare, sans y mettre les formes, brutale et soudaine.
Le destinataire de la question sait cela parfaitement. On attend de lui qu’il prenne le rôle de la faucheuse, non pour confirmer sa venue, mais pour minimiser la menace. Cet interlocuteur, le médecin, est investi d’une mission dont il serait déplacé qu’il se targue. Est-il le grand ordonnateur des fins dernières, l’incarnation d’une instance à laquelle toutes les civilisations ont attribué une puissance surhumaine ? Il n’est rien de tout cela, mais s’il est interrogé de la sorte, c’est qu’il est tenu d’assumer l’emploi improbable d’une sorte d’intermédiaire entre deux ordres, celui de la vie et celui de la mort.
La dimension morale de cette situation est exceptionnelle : un juriste interrogé sur l’issue d’une cause judiciaire, un expert consulté sur un problème technique, quelque autorité en quelque matière que ce soit ne détiennent cette compétence inouïe permettant d’annoncer à un mortel que son sort est scellé.
La particularité de l’exercice de la médecine résulte de cela. Entre deux humains, semblables et égaux en principe, l’un est considéré par l’autre comme investi d’un savoir dont la dimension métaphysique, surtout dans notre monde désenchanté, est indéniable. C’est peut-être la raison pour laquelle la médecine, au fil du temps, a opté pour l’hyper-technicité. Elle déshumanise, donc elle désensibilise tant qu’elle peut. Cela n’empêche que l’enjeu reste le même.
On dira : que faites-vous des incroyables progrès de la longévité, d’une espérance de vie sans précédent, dont on ne voit pas ce qui pourrait l’arrêter en si bonne voie? Et tout porte à croire en effet que l’espèce humaine, qui massacre les espèces vivantes autour d’elle, se garantit des moyennes de survie qui auraient paru inimaginables à quelques générations d’ici. Comme le phénomène est surtout présent dans des sociétés où la natalité est en chute libre, on favorise, en Europe en particulier, l’émergence d’une population majoritairement inactive, non productive et pour une bonne part invalide, tant sur le plan physique que mental. Tout simplement parce que la médecine préventive n’a guère avancé alors que son terrain d’application potentiel n’a pas cessé de croître.
Et c’est là que le recul du dialogue entre soignant et soigné se fait le plus dangereusement sentir. Car lorsque le patient s’enquiert de son état, il n’attend pas un verdict qu’au demeurant il appréhende, ni un soulagement qui pourrait n’être qu’un répit, mais les conseils lui permettant éventuellement de se prémunir à l’avenir contre d’autres atteintes et d’autres périls. Cette aspiration-là s’accompagne aujourd’hui d’une réelle nostalgie d’un temps où le médecin était un familier, presque un intime, qui se préoccupait de la santé d’une famille, d’un voisinage, d’une communauté. La foule solitaire a eu raison de cette proximité qui était pour une grande part préventive.
Ce passage à l’anonymat s’inscrit évidemment dans une règle générale. Les messageries automatisées des administrations, devenues un réel fléau, confrontent l’individu à des réseaux aveugles dont il ne peut que ressentir douloureusement la robotisation de plus en plus dominante. Mais, une fois encore, le fait médical n’est pas assimilable à une opération financière ou à une réservation de transport. On y gère de l’humain dans ce qu’il a de plus vulnérable. L’homme se définit-il d’ailleurs autrement que par sa fragilité ? Quel que soit le perfectionnement des techniques, il demeure désarmé devant le mal physique. Et ne pourraient vraiment le soulager en l’occurrence que le contact, la relation, l’échange, ce que jadis on avait le front d’appeler la miséricorde. Pour réduire la misère, il vaut mieux, de fait, être encordé…
Il ne s’agit pas ici de faire le procès d’une profession où se constatent certes les mêmes vices qu’ailleurs. La médecine ne peut pas être à l’abri de l’avidité, de la corruption, de l’imposture qui règnent partout. Simplement, ces travers deviennent dans ce cadre plus révoltants encore. En partie en raison d’une démission du corps social dans son ensemble. Aussi étrange qu’il y paraisse, dans une société toute entière asservie à la communication, le malade est plus seul que jamais. Comme si on l’avait parqué dans les hôpitaux pas tellement pour y être mieux soigné — ce qui est bien entendu le cas — mais pour ne plus encombrer ses proches de sa présence.
Reconnaissons que le corps médical est, à l’instar du corps enseignant, investi de responsabilités humaines sans précédent. On n’a jamais autant attendu des pédagogues d’être des éducateurs qu’aujourd’hui, dès lors que les familles, atomisées et aliénées par les médias, n’assument plus que rarement leurs responsabilités en la matière. Il en va de même de l’assistance aux malades, confiée aux professionnels alors qu’elle devrait prioritairement relever de l’attention de l’entourage.
On le voit : une fois encore, la dénonciation d’une dérive sectorielle renvoie à un malaise plus largement répandu, qui affecte la société tout entière. Et l’on en vient à renverser la proposition : une civilisation qui a cessé de regarder la maladie et la mort en face n’est-elle pas elle-même atteinte d’un trouble profond ? Et comment pourrait-elle remédier à cette lacune abyssale ? N’est-ce pas ce que le grand chambardement où nous sommes nous forcera nécessairement de faire ? Cela donnerait quelque sens à la déréliction ambiante. Car ce qui est grave, même très grave, n’est pas nécessairement fatal.
21 juin 2012