Mante est une jolie jeune femme. Elle est moderne — ce qui, il est vrai, ne signifie pas grand-chose. Elle pratique des sports sudatifs, comme courir en rue, soulever des poids, faire des abdominaux. Seule, ou avec le club féminin Beauté et Joie. Contrairement à ce que laisse entendre son prénom, elle n’est guère attirée par la religion. Aussi évite-t-elle le moment de prière qui ouvre chaque heure d’activités physiques organisées par le club. Personne ne le lui reproche. Malgré l’engagement catholique de Beauté et Joie, ses deux animatrices principales acceptent que Mante, on ne sait pourquoi, en soit dispensée.

Quoi qu’il en soit depuis qu’elle habite le quartier, elle n’a jamais manqué une séance. Elle se sent chez elle parmi cette vingtaine de femmes qui, chacune à sa façon, incarnent Beauté et Joie. L’une, croyante et pratiquante, ressent qu’en faisant maigrir ses cuisses et son ventre, elle rend hommage à Dieu. Une autre, mère d’un enfant mal formé, court trois heures par semaine, jusqu’à perdre le souffle, et la mémoire. Chacune porte une vie de femme enfouie dans son corps.

Quand elle se dépense seule physiquement, Mante a le visage illuminé par un sourire qui ne semble fait que pour elle. Qui la regarde de loin est attiré par son corps jeune et par son visage rayonnant. Qui la voit de près se sait d’emblée repoussé. Mante court, sans effort, ses jambes sont sûres, ses muscles tendus, ses mouvements exacts. Elle n’est pas, comme les autres femmes de Beauté et Joie, alourdie d’une poitrine faite de deux seins bondissants. Les siens n’ont jamais éclos : ils sont demeurés comme prisonniers, dit-elle, dans leur cage thoracique. Pas de rotondité, mais deux petits cercles de peau brune, avec au centre deux minuscules tétins. Fillette, elle a longtemps attendu que quelque chose se produise. Sans savoir quoi exactement, elle guettait un déclic, une éclosion, une expansion par les bouts. Mais rien. Mante est une jolie femme sans seins.

Sa vie sexuelle ne répond pas à ses attentes. Regardée comme un corps hermaphrodite, sa nudité déçoit ; l’absence de seins laissant supposer la présence d’un pénis, comme une sorte de surprise de la nature. Mais le corps de Mante est exclusivement féminin vers le bas, et exclusivement masculin vers le haut.

Elle est, dans la langue antique des Grecs, a-mazôn, sans-seins. Depuis qu’elle avait lu par hasard cette formule qui lui semblait venir d’une pythie perdue dans notre temps, Mante avait voulu changer de nom de famille, pour jouer avec ces mots. Mais aucune solution ne lui avait paru suffisante, pertinente, agréable, ou explicite…

Mais en ce matin de janvier 2012, lorsqu’elle monte dans le taxi qui va la reconduire chez elle, Mante n’a plus besoin de changer de nom. Elle est qui elle veut être. Le corps qui, jusqu’alors, ne lui appartenait qu’à demi, est désormais à son image. Elle avait pris le temps nécessaire, accumulé les renseignements, fait les recherches, entrepris les démarches. Même le docteur Janssens avait tiqué. Mais à une époque où une femme devient un homme et un homme une femme, pour une somme, à bien y réfléchir, assez dérisoire, Mante a pu faire opérer, ouvrir, sa cage thoracique.

Sans cependant faire mentir l’oracle : elle avait retenu de ses heures d’espérance et d’incompréhension, passées à regarder ses non-seins dans la glace, que les a-mazones ne craignaient rien, ni les hommes, ni la douleur. Pour vaincre au combat, pour utiliser au mieux l’arc et la javeline, elles brûlaient le sein droit des filles.

Mante n’avait pas de sein à brûler, à estropier, à entraver, à percer, à dégonfler… Elle demanda donc au docteur Janssens, spécialiste des implants mammaires, de lui faire un beau et gros et seul sein gauche. Un sein unique, comme une gifle de différence, un acte agressif, un corps barbare, un devenir amazone…

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