L’oiseau et les chars

Véronique Bergen,

Le visage ruisselant de sueur, la moiteur et la peur chevillées au corps, embusqué derrière un énorme pilier couvert d’un sang séculaire, l’homme ajustait son arme, le geste peu sûr, les paupières lourdes. La fureur et la faim en lui s’épousaient, et tandis que l’une prenait la main de l’autre, le décor tournoyait, devenait cette peinture dont il avait un jour vu la reproduction dans un livre, cette arche fonçant dans la nuit, secouée par le vent d’une histoire folle, cette arche sur le mât de laquelle était crucifiée une oie alors que l’équipage trompait la mort en s’adonnant aux derniers plaisirs… Levant les yeux, il fut aveuglé par une salve de lumière et dut se résoudre à les plisser en forme de croissant, en forme de larmes. Il se dit que le toit éventré permettait à ses camarades de capter les forces du ciel, de le faire descendre ici-bas, d’appareiller cette terre pour un autre voyage.

Les balles sifflaient, horizontales, se fichant en grappes serrées dans des tableaux dorés et pourpres, un collier d’impacts se dessinait sur le tabernacle, formant ironiquement le sigle inri. Des mouches voltigeaient, dansant entre les projectiles, puis s’agglutinaient sur les plaies de jeunes hommes qui pleuraient en invoquant leur mère. Tout était oblique. Obliques les pensées qui se cognaient à elles-mêmes et n’avaient désormais pour tout champ d’exercice que l’espace du combat. Obliques les tirs ennemis qui faisaient hoqueter l’Histoire en resservant les plats de la mort, ceux-là mêmes dont ils avaient été victimes… Obliques les rêves des assiégés qui luttaient pour que la liberté vienne déposer sa signature sur leurs lèvres… Oblique le bruit des chars qui n’hésitaient à mettre à bas les incarnations et représentations du divin…

À sa gauche, un adolescent paraissait somnoler, les bras en croix, un éternel sourire flottant sur son visage. À sa droite, un tableau monumental déchiré sur toute sa longueur semblait vomir les personnages qui refusaient d’entrer dans le monde. Au-dedans, des flots erratiques d’idées cognaient à ses tempes – servir la cause, non se servir d’elle, mourir debout plutôt que vivre à genoux, face écrasée contre un désert de sang…

Son doigt, posé sur la gâchette, tremblait. La cible, en proie à une extrême mobilité, vagabondait telle une luciole. Quand il tira, il fut cette balle qui se nicha, idiote, dans le tronc d’un vieil olivier.

Il se dit que toutes les balles parlaient la même langue, la langue d’une vie qui se dit adieu et se claquemure dans un tombeau. Les odeurs des cadavres montaient verticales, à l’assaut du ciel ; un adolescent aux joues hâves s’était réfugié dans un confessionnal, tirant entre le monde et lui un rideau qu’il aurait voulu aussi doux que la caresse du vent. Du corps des plus jeunes sortait une mélodie blanche qui ondulait comme une fleur à la tête coupée ; même le silence bruissait qu’ils n’avaient que la mort pour amante.

Les vitraux qui n’explosaient pas sous le jeu des grenades laissaient au soleil le soin de les briser en mille éclats. Le Livre se désécrivait. Calvaire du calvaire, apocalypse de l’apocalypse, tout le bréviaire chrétien se redoublait au fil d’une histoire bègue, n’hésitant pas à s’encombrer de naufrages en plein désert, de pendaisons baroques, de ruines sacrées, de tortures métaphysiques. Les hommes se raccrochaient à leurs armes et bataillaient contre l’adversaire, nerveux, cuirassé, colérique, contre l’air poisseux, irrespirable, contre la lumière conquérante qui fondait les formes les unes dans les autres, contre le découragement qui, serpentin, s’enroulait autour des gorges sèches, contre l’injustice qui, depuis des décennies, interdisait tout autre rendez-vous. Des pans du toit s’effondraient encore de temps à autre, en vagues capricieuses, mais aucun combattant ne voyait en ces attaques les manifestations des foudres du ciel. Les arcs des voûtes ne soutenaient plus rien, le transept n’était plus qu’un purulent cratère qui exhibait ses boyaux au grand jour, deux bénitiers gisant au sol à quelques mètres l’un de l’autre ressemblaient à deux bouches grimaçantes grisées par la soif des retrouvailles, la prédelle du retable était recouverte de tags incarnats, le sépulcre vide béait. Seuls les anges s’arrachaient des tableaux pour gagner des hauteurs que n’atteindraient les balles.

Un vieil homme noueux, encore alerte, dont le visage constellé de rides attendait toujours le lever d’un aujourd’hui qui chante, vint lui glisser une orange dans la main puis, sans mot dire, retourna à son poste d’observation, non loin de la massive porte d’entrée. Le temps s’épaississait comme un lac pris sous une chape de sel, il voûtait le dos des hommes qui psalmodiaient des poésies sombres et lasses, il prenait la forme et le contenu de la croix qui croupissait, morte parmi les morts, il bloquait sa respiration pour s’ensevelir sous l’espace.

En une fraction de seconde, le ciel vira au noir, toile d’ébène gonflée par le vent qui soufflait, écorché, âpre, chafouin, du désert. Tandis que le monde s’ensevelissait sous d’épaisses murailles que strièrent bientôt de fugitives virgules dorées, les balles arrêtèrent leur valse. Une fine pellicule de sable vint se déposer sur cette vie prisonnière, masquant les blessures, inondant la patère, le ciboire qui, échoués au pied de l’autel, se désolaient de ne plus servir aucun culte. Un gamin, d’une dizaine d’années, sauta de la chaire de vérité en hurlant « Ils se replient, ils se replient » et il accompagna son cri de victoire d’une danse improvisée qui alternait sauts de gazelle et tournoiements de derviche. Dans la pénombre, on ne voyait plus que ses yeux de braise qui riaient comme fulgure une enfance retrouvée. Il virevoltait entre les corps inertes comme pour leur redonner vie, il apostrophait le carré de ciel qui se découpait entre les pilastres afin de l’adjurer de s’assombrir encore davantage ; de ses bras maigres, il tricotait dans l’air d’étranges sculptures censées épaissir cette lame de ténèbres qui faisait fuir l’adversaire. L’homme lui intima de s’asseoir et, épluchant l’orange, lui donna la moitié. Dans cette nuit épandue en plein jour surnageait le ronronnement hideux des chars qui s’éloignaient, renonçant momentanément à leur besogne ; leurs corps patauds ne furent bientôt que de dérisoires points avant d’être avalés par l’horizon. Profitant de cette nuit prématurée, une poignée d’hommes s’activa à renforcer les endroits stratégiques qui avaient été durement touchés, colmatant les brèches qui, le matin, avaient tailladé barrière de l’édifice, récupérant ce qui du mobilier avait été détruit pour protéger la lourde porte d’entrée. L’église ressemblait à une forge plongée dans un noir opaque ; les attributs officiels du religieux quittaient leur rang de symboles pour prêter main-forte aux artisans de la plus haute lutte. L’homme fut chargé de recenser les ressources encore disponibles, il commença par compter les cigarettes qu’il détenait encore, puis évalua les quantités de munitions, les restes de vivres, les réserves en eau, en pansements et médicaments. Au fil de ses calculs il sut que le compte à rebours avait commencé, qu’en moins d’une semaine il ne leur resterait que la force de leurs mains pour lutter. Contre la vague d’abattement qui menaçait de le submerger, il mobilisa sa foi dans la force inébranlable de ceux qu’on a dépossédés du droit au soleil, il rameuta les images héroïques des êtres qui combattent pour entrer dans l’existence et soulever la chape de plomb qui les emprisonne. Et ce fut sous la forme d’un chant de berger que l’espoir et la confiance lui revinrent : appuyé contre une fresque représentant la Cène, le garçon aux yeux de braise libérait une musique dorée, enivrante, opiniâtre qui ne tarderait pas à appeler au grand soulèvement tous les frères demeurés dans les plaines.

Le lendemain matin, un soleil ivre de puissance mitraillait de ses rayons cette terre confisquée, cette terre en deuil d’elle-même. Des rangées de chars disposés en cercles réguliers formaient un amphithéâtre prêt à orchestrer de radicaux carnages. Prenant appui sur des bancs que les combattants avaient empilés, l’homme se hissa au sommet d’une colonne qui, décapitée, offrait un précieux poste de guet. L’armée qui leur faisait face s’était coulée dans l’attente. Aucune manœuvre ne troublait le silence. Sous la torpeur apparente grondait l’appétit féroce d’une guerre qui escomptait son règne total. C’est alors qu’au milieu de dizaines de douilles l’homme vit, couché dans la poussière, un corps couvert d’un fin duvet blanc et noir, qui avait été déposé à l’entrée de l’église, un corps léger comme la vie qu’on lui avait ôté, un corps intact en sa blessure qui, de son œil droit grand ouvert sur le monde, plongeait dans la honte ceux qui l’avaient assassiné.

Ce fut la vision de cette pie étranglée qui déchaîna la colère de l’homme. Il redescendit, somnambule, de son promontoire, y remonta, son vieux fusil sur l’épaule. Il ne voyait plus rien, il voyait tout, ses sens étaient au dehors, sur la route barrée par ces chenilles métalliques. La lumière qui fondait sur lui comme un condor noyait les choses sous ses flots. Il y avait plus qu’un ennemi immobile tapi derrière ses monstres d’acier, il y avait une guerre folle, habillée d’un vernis de nécessité qui ne trompait plus personne, une guerre qui emportait les soldats de l’apocalypse sur sa cavale démente. Sans plus trembler le moins du monde, il pointa son fusil rouillé sur ces insectes caparaçonnés, ne craignit même pas qu’il s’enrayât et tint en joue pendant de longues minutes son objectif. Lorsque la balle fila, il vit, comme en un arrêt sur image, la pie se redresser sur ses pattes et, brillante comme la foudre, s’élever dans les airs, en direction inverse du projectile. En hommage à cette première balle qu’ils se devaient de prolonger par une cascade d’autres, ses compagnons déchargèrent en chœur leurs mitraillettes. Tout ne fut plus que crépitement, écume et vacarme. D’emblée, il sut que I heure qui faisait exploser le sablier de l’oppression avait sonné.

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