Liefde, dit-elle

Claude Javeau,

In memoriam F. B.

W. avait connu V. lors d’un séjour à la mer, pendant les vacances d’été, à De Haan-aan-Zee (il disait Le Coq-sur-Mer), il y avait quelques années déjà. Elle était mince, presque frêle, mais ses seize ans étaient déjà pleins de promesses en tous genres. Côté seins et fesses, certes, mais aussi côté esprit. Elle n’était point sotte, et s’intéressait à beaucoup de choses. W., qui était plutôt du genre fou-fou, était très impressionné par son côté bonne élève (chez les sœurs, à Gand, où l’on portait encore un uniforme bleu marine et des socquettes blanches dans des souliers noirs à talons plats).

Il adorait sa façon de parler le français. Elle y mettait une application qui le flattait, sans doute un peu à tort, car ce n’était pas seulement pour s’entretenir avec lui qu’elle parlait sa langue.

— Tu comprends, disait-elle (cet accent, il le ravissait : une espèce de modulation musicale qui masquait quelques rares dérapages, des « g » trop gutturaux par exemple), je trouve que la langue française est très belle, j’aime beaucoup la littérature qui en est écrite, et aussi, c’est pour moi une chose très utile pour mon vie future.

— Ma vie, la reprenait-il avec douceur. Vie est féminin en français.

— Mais neutre en néerlandais. Alors, comment être sûr de bien traduire l’article het ? Et puis, sais-tu quoi, mort, dood, est masculin !

— De toute façon, j’aime tes fautes de français. Si je pouvais parler le flamand comme tu parles ma langue !

— Pas le flamand, petit Wollekop ignare, mais le néerlandais.

— Si ça peut te faire plaisir, mais je n’en suis pas si sûr.

On lui avait bien appris à l’école que ses compatriotes du Nord parlaient une langue appelée néerlandais, mais l’un ou l’autre séjour aux Pays-Bas avaient semblé contredire cette affirmation. Même quand les Flamands cultivés, comme V., ne parlaient pas un dialecte, ce qui était pratique courante dans les diverses parties de ce qui était devenu politiquement la Flandre, il ne reconnaissait guère le parler des Hollandais. Il avait consulté un éminent spécialiste de son université qui lui avait en effet confirmé que deux pour cent seulement des Belges étaient des locuteurs du néerlandais. Le flamand était la langue des Flamands, et pourquoi auraient-ils dû en éprouver de la honte ? Mais il gardait ces considérations pour lui, et se refusait à engager le combat avec V. sur ce point, quoique le plaisir de se faire traiter de Wollekop (« tête de Wallon ») était de ceux dont il ne se lassait guère. Elle feignait alors de s’irriter, et son visage de madone à la Memling s’animait soudain, son nez se fronçait, des ridules venaient s’aligner sur son grand front.

Ils se virent presque tous les jours pendant la quinzaine de leur commun séjour à la Côte. Ils finirent par joindre leurs mains pendant leurs longues promenades sur la Zeedijk, mais leurs effusions en restèrent là. Ils rirent beaucoup, de manière souvent forcée. Ils coururent sous les averses, en poussant de faux cris de terreur. Ils se payèrent mutuellement des crèmes glacées. Quand il reprit à Ostende le train pour Liège, elle l’accompagna. Il l’embrassa sur la joue et elle fit de même.

Ik zal je niet vergeten, lui dit-il avec effort.

— Moi non plus, répondit-elle.

*

Quelques années plus tard, ils se croisèrent par hasard à De Haan-aan-Zee, où des amis l’avaient invité à passer le week-end. Il venait de rompre avec B., et ne parvenait pas à se débarrasser d’une poisseuse tristesse. Il remontait le Zeedijk et faillit la renverser alors qu’elle remontait de la plage. Il faisait plutôt frisquet, et elle était comme lui habillée de manière citadine.

— Oups, dit-elle.

— Bien, ça alors. Tu ne serais pas V. ? Tu te souviens de moi, l’ignare Wollekop ?

Heel goed, dit-elle. Ik ben blij dat je mij niet vergeten hebt.

— Tu ne parles plus français, maintenant ?

Ik kan nog Frans spreken, maar hier doe ik dat niet.

— Pas ici ? Et pourquoi pas ?

Omdat « hier » Vlaanderen heet, en in Vlaanderen spreekt men geen Frans, als men een echte Vlaming is.

— Ah bon ! Tu es donc devenue flamingante ? Pire, nationaliste flamande ? Pire encore, militante du Vlaams Blok ?

Elle rit. Il retrouva ce rire qui l’avait tant charmé naguère, quand elle acceptait encore de parler français dans son pays, qui alors était toujours le même que le sien.

Maar nee, stomme Wollekop, ik wil alleeen mij als goede Vlamingin gedragen. Kom met mij naar een café, en ik zal je dat helemaal uitleggen.

Et ils prirent un verre dans une taverne douillette pour bourgeois cossus, où la majorité des clients, âge moyen soixante-cinq ans, parlaient français. Et elle lui expliqua le sens du combat flamand, la nécessité pour les Flamands d’affirmer leur authenticité en ne recourant qu’à leur langue partout où cela était possible. À Liège ou à Namur, je parlerais français, lui dit-elle. C’est une langue que j’aime toujours beaucoup, et que je n’ai pas cessé de pratiquer.

— Et à Bruxelles ? lui demanda-t-il.

In Brussel ! Daar spreek ik Nederlands, natuurlijk.

Car Bruxelles, pour elle, était et restait une ville flamande. Certes, la majorité de ses habitants étaient francophones, elle ne le contestait pas. Mais la ville était la capitale du Royaume, et il était normal d’y parler la langue majoritaire. Tant pis pour ceux qui n’étaient pas capables de la comprendre.

— Et si demain le Royaume éclatait ?

Dan wordt Brussel terug een Vlaamse stad.

Il sentit qu’il s’aventurait sur un terrain glissant, et qu’il risquait de compromettre leurs retrouvailles en se laissant aller à une querelle qui ne l’excitait guère. En bon Liégeois, le sort des Bruxellois ne lui tenait pas vraiment à cœur. Il décida de changer de sujet.

Alors commença une conversation d’amis heureux de se retrouver. Il faisait de grands efforts pour comprendre ce qu’elle s’obstinait à ne raconter que dans sa propre langue. Mais une espèce de convention tacite, s’était instaurée entre eux : chacun parle sa langue, iedereen spreekt zijn taal. C’est ainsi que les choses se passaient dans les réunions belgo-belges auxquelles il lui arrivait de participer. Quand on ne passait pas à l’anglais, ce que comme la plupart des Wallons, il ne trouvait pas plus avantageux. Qu’étaient-ils devenus ? Chacun avait raté un mariage. Elle avait un petit garçon, il avait une petite fille. Ils sortirent des photos de leurs portefeuilles. Elle allait sur ses trente ans, elle ne manquait certes pas d’un charme discret, mais indélébile, les promesses de l’adolescence avaient été tenues. Lui de son côté, avait basculé de l’autre côté de la trentaine, il commençait à prendre de l’embonpoint et à perdre des cheveux. Mais elle trouva que ses premières pattes d’oie y étaient pour beaucoup dans ses capacités de séduction.

Plus tard, il prévint ses amis de son obligation d’écourter son séjour. Il reprit sa valise et la rejoignit dans un restaurant d’Ostende, ville où elle avait aussi son hôtel. Leur repas fut animé. Les amis commençaient à devenir plus que des amis. Le vin délia les langues, mais ils s’en tinrent à leur convention linguistique.

Dans la chambre d’hôtel, il la prit dans ses bras et l’embrassa longuement. Elle lui rendit son baiser avec enthousiasme. Alors la convention linguistique cessa de porter ses effets.

— Je t’aime, dit-elle.

Ik ook, répondit-il.

Et ils basculèrent sur le lit.

N.B. I.es lecteurs qui ne comprennent pas le flamand/néerlandais voudront se faire traduire les passages en cette langue par une personne bilingue. On finit toujours par en trouver une dans les environs, mais je ne suis pas sûr, contrairement aux apparences, que l’espèce ne soit pas en voie de disparition.

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