L’histoire vraie de la dernière adhésion

Jean Jauniaux,

Lettre à Madame Wilquin

Datée de Région Euro-Bruxelles, le 14 août 2101

Chère Madame,

Ayant appris que vous consacriez le prochain numéro de « Marginales » au processus d’élargissement de l’Europe, je me permets de soumettre à votre comité de lecture le récit « Histoire vraie », consacré à un épisode méconnu de la construction de l’Union Européenne.

Cette histoire appartient à notre tradition familiale. Mon parent Alexander Dostkine y a joué un rôle décisif mais inattendu.

À titre d’anecdote, et sans que cela influe sur votre décision de publier, je ne peux m’empêcher de vous signaler que Alexander compte parmi les premiers abonnés de « Marginales ». Lorsque la revue réapparut à la fin du siècle dernier, il en avait conservé quelques numéros dont « À l’Est, toutes ! » — titre ô combien prémonitoire —, que vous aviez publié vingt ans avant ce grand événement que représente l’entrée de la Russie au sein de l’Europe enfin achevée !

Alexander appréciait beaucoup Luce, votre dynamique aïeule (ils avaient eu l’occasion de se rencontrer pendant leurs études linguistiques). Il lui donnait à lire, de temps à autre, des récits et nouvelles.

Certaines furent publiées, notamment dans un des numéros consacrés à la « Wallonie », devenue dans l’Europe actuelle la « Région Euro-Wallonie ».

En vous souhaitant plein succès pour ce nouveau numéro de « Marginales », je vous prie d’agréer, Chère Madame, l’expression de mes civilités empressées,

Dimitri Dostkine

Saint Idesbald

Région Euro-Flandres

Bruxelles, Berlaymont.

Salle des Sommets – Troisième Sous-Sol,

le 8 mai 2020

Les deux chefs d’État se font face. Installés dans de larges fauteuils de cuir noir, ils se jaugent du regard. L’un pianote sur le miroir d’acajou. L’autre nettoie ses lunettes. La scène est muette. Vladimir Ouftiev, Président de Russie, ne parle ni ne comprend le français. Jacqueline Delrac, Présidente en exercice de l’Union de l’Europe des Trente ne parle ni ne comprend le russe.

Alexander Dostkine, interprète international, entre dans la pièce et, après les avoir salués, s’assied à égale distance de l’Européenne et du Russe. Il éloigne d’un geste calme le carnet de notes (à spirales comme le veut la tradition pour faciliter l’exercice d’interprétation « consécutive ») et le crayon n° 2.

Un Caran d’Ache, enregistre-t-il, tandis que certains dessins de l’humoriste lui viennent à l’esprit et le distraient de la tension régnante, une célébrité naguère, dont le nom est entré dans la langue russe pour désigner un « crayon »… Ah ! le cheminement du sens des noms…

Jamais il n’aura le loisir de terminer la thèse qu’il avait voulu consacrer à ces êtres illustres dont les noms sont entrés dans l’histoire par la porte de service.

Peut-être le nom Dostkine désignera-t-il bientôt une forme très particulière de traduction simultanée…, sourit-il.

*

La négociation s’annonce ardue. Les adversaires sont concentrés. Alexander sait d’expérience qu’il n’aura pas le temps de noter le moindre mot, le moindre chiffre : l’exercice périlleux auquel il s’apprête à se livrer sera mental, rapide et décisif.

La grande aiguille de l’horloge accrochée au mur qui lui fait face, surmontant les cabines d’interprétation vides, approche de l’heure prévue pour le début des travaux.

Dans ce sous-sol capitonné du Berlaymont, un homme et une femme vont décider seuls de l’adhésion de la Russie à l’Union européenne. Devant l’échec de tous les comités d’experts, de tous les conseils spécialisés, l’ultime recours réside dans la réunion à laquelle se préparent l’Européenne et le Russe.

Depuis le sommet qui endeuilla Gênes en 2001, tristement entré dans l’histoire par le massacre d’un innocent, les chefs d’État décidèrent de se réunir à l’avenir dans la plus absolue discrétion. Des salles enterrées dans les sous-sols d’édifices officiels, comme le Berlaymont à Bruxelles lorsqu’il s’agit d’affaires européennes, accueillent les « restreintes ». Au terme de ces réunions, les participants informent l’opinion publique des résultats par communiqués de presse digitalisés (relayés principalement par réseaux internet)

*

Dans les années qui ont précédé, tous les pays candidats furent accueillis dans l’espace européen. Il fallut, certes, de l’obstination, de la conviction, de l’acharnement pour surmonter les vieux préjugés, pour élargir le champ de vision des esprits étroits, pour proposer de nouvelles voies afin de désembourber les débats techniques auxquels plus personne ne comprenait goutte. Il fallut que l’on abandonne les terrains familiers de l’économie et du commerce et que l’on ose (enfin !) envisager une approche culturelle pour effectuer le pas déterminant, celui qui franchit les fossés insondables, celui qui interdit de revenir en arrière. Il fallut que des écrivains s’en mêlent, des artistes, des peintres, des musiciens, des cinéastes… Ils organisèrent des défilés, des manifestations, des parades gigantesques que les Américains et les Chinois regardaient sur leurs écrans d’ordinateur avec stupéfaction et, pour certains, avec envie. Les grandes artères de Bruxelles, le Parc, la Grand-Place hébergeaient chaque week-end un gigantesque festival de tous les arts. Les Bruxellois appelaient la capitale de l’Europe « La kermesse utopique » : un carnaval hebdomadaire d’esprit, de lumière, de couleur et de musique.

*

Alexander se souvient des débats ministériels auxquels il assistait depuis sa cabine d’interprète. Un à un, les pays candidats, franchissant le seuil de l’édifice européen, contribuèrent à le consolider, à l’éclairer. La Pologne, la Tchéquie, la Slovaquie, les Pays baltes… chaque année, un nouveau pays élargissait la carte de l’Europe dans les salles de classe, dans les rédactions des grands médias et… dans les esprits.

Un seul pays manquait à l’appel : la Russie, dont était issu, à travers plusieurs générations, Alexander… Il sait que cette réunion est celle de la dernière chance. Fugaces, des images, des musiques, des poèmes apaisent la tension qu’il sent monter en lui. Il songe à la langoureuse mélancolie de Tchékhov, l’ironie triste de Gogol, l’immensité de Tolstoï… Il y pense comme à une famille éparpillée que rejoindraient enfin les parents éloignés, les « frères d’âme » déposant leur arsenal sur un champ de paix…

La grande aiguille interrompt la rêverie. Alexander se redresse et s’apprête à donner la parole au premier intervenant, désigné par le sort. Lorsque le Russe proposa, fort galamment, de céder son tour, l’Européenne repoussa sèchement sa proposition.

« Voilà bien une proposition machiste et inacceptable ! » s’était-elle exclamée.

Cela commence fort, songea Alexander, lors de ce premier échange aussitôt traduit :

« Je reconnais bien là votre légendaire courtoisie, mais je décline votre aimable proposition »…

Les deux intervenants, rompus aux négociations en bilatérale, avaient adopté une intonation et un masque courtois à l’excès, malgré les propos venimeux qu’ils échangeaient.

Voilà qui me facilitera la tâche…, se dit Alexander lorsque la partie de bras de fer s’engagea.

« Vous comprendrez, Chère Présidente, que cette réunion est vouée à l’échec ! Nous ne la tenons que pour sauver la face aux yeux des médias et de nos opinions respectives. »

Alexander traduit, avec un large sourire mimétique reflétant le visage jovial du Russe :

« Vous partagez, Chère Présidente, ma conviction que nous vivons un moment historique sous les yeux du monde entier. » L’Européenne, surprise de l’« ouverture » inattendue du Russe, appuie son premier argument de petits coups secs sur la table d’acajou

« Tous les Comités techniques qui nous ont précédés, je dis bien tous, ont été unanimes à considérer que l’adhésion de la Russie était pré-ma-tu-rée. »

Alexander, respectueux du rythme de la phrase, en inverse le contenu :

« Les Comités techniques, tous et ils furent nombreux, se sont employés à ouvrir la voie à l’accord que nous devrions conclure ici-et-main-te-nant. »

Alexander jouait avec le feu : faire croire aux deux adversaires que leurs points de vue respectifs (radicalement opposés) se rejoignent alors qu’ils s’obstinent à refuser tout rapprochement sur les points essentiels. Alexander devait écouter ce que chacun disait et reproduire ce qu’il ou elle aurait dû dire, dans la logique irréfutable d’un troisième discours, celui d’Alexander ! De la cohérence des propos traduits dépendait le succès de l’entreprise…

La réunion se poursuivit pendant une heure. Sans désemparer ni se départir d’un sourire qui illuminait les progrès supposés de l’entretien, Alexander transformait non seulement les propos des intervenants, mais aussi et surtout, leur état d’esprit. Chacun des chefs d’État, écoutant l’autre, se ralliait à l’humanisme serein, au bon sens, à une certaine forme de vérité utopique que prodiguait, à leur insu, Alexander Dostkine, interprète international.

Après chaque intervention d’Alexander, les deux politiques manifestaient une satisfaction croissante et contagieuse.

Ils conclurent la réunion en avance sur toutes les prévisions des plus fins analystes de la politique mondiale, se serrèrent les mains. La Française accepta même une bise « machiste », témoignage, pour les caméras, de l’excellent climat qui avait régné contre toute attente lors de ce mémorable Sommet du Berlaymont.

Dans l’euphorie, on trouva plus efficace de confier à Alexander la mission de présenter le communiqué, en russe et en français, dans la salle de presse.

Devant un parterre de caméras digitales, reliées aux agences multimédia du monde entier, Alexander prononça un discours flamboyant. Il fut traduit dans toutes les langues européennes : flamand, basque, breton, wallon, galicien… et diffusé dans les quatre langues de la diplomatie : le français, le russe, le chinois, l’espagnol. L’anglais, depuis longtemps dilué dans chacune des langues qu’il avait nourri, fit l’objet d’une traduction sommaire qui alla rejoindre les archives de l’Imperial Paleontolinguistical Academy of Buckingham sans être diffusée, faute d’audimat potentiel.

*

À la fin de cette journée historique, Alexander ne put s’empêcher de sourire au souvenir de son grand-père, Piotr Dénissovitch

Dostouvchenko, issu de parents russes « blancs » émigré à Paris, puis à New York où il prit la nationalité américaine (et le patronyme, plus audible, de Peter Dostkine).

Les manuels d’histoire ont oublié son nom (comme en Russie celui de Caran d’Ache…, se dit Alexander en tournant entre ses doigts le crayon qu’il n’avait pas utilisé). Pourtant, sur certains films d’actualité, sur certaines photos de presse (lorsqu’elles n’ont pas été retouchées) l’observateur attentif peut distinguer la silhouette efflanquée, le visage émacié mangé par de grandes lunettes de Peter Dostkine, haut fonctionnaire international, interprète à la Société des Nations, puis à l’ONU. On l’aperçoit souvent à l’arrière-plan de photos prises au Kremlin ou dans la salle de presse de la Maison Blanche lorsque les maîtres des lieux s’appelaient Kennedy et Krouchtchev. On aimait répéter, chez les Dostkine, comment Peter avait réconcilié à leur insu les deux K alors qu’ils s’apprêtaient, à précipiter le monde dans la Baie des Cochons… Lorsqu’il raconta l’histoire pour la première fois, Peter d’habitude si réservé, ne put contenir une franche hilarité.

« C’était si facile à l’époque : rien ne se disait entre les deux K qui ne passât par le fameux téléphone rouge. Et rien ne se disait qui ne fut traduit par le bon vieux Peter ! éclata-t-il de rire…

« Toutes les communications du “téléphone rouge” transitaient par mon bureau au siège des Nations Unies ! En 1962, ni Kennedy ni Krouchtchev n’osèrent avouer qu’ils n’avaient tout simplement pas compris comment la paix – dont l’Histoire leur attribua la paternité : cela ne se refuse pas ! – fut sauvée après ce qu’ils avaient échangé comme insultes et menaces… et que personne ne connaîtra jamais, sauf ce bon vieux Peter. Ah ! Ah ! Ah ! »

*

L’Européenne et le Russe ne comprennent pas davantage aujourd’hui comment ils réconcilièrent avec tant d’aisance des points de vue et des convictions aussi divergentes que les leurs.

La Conférence de presse s’achève.

L’Européenne et le Russe se serrent la main. Une nouvelle bise « machiste » que les objectifs enregistrent goulûment, tandis que Alexander, tradition familiale oblige, se place en retrait…

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