Après son accident d’avion, mon père renonça d’un seul coup au plaisir d’exister. Il s’enfonça dans le travail, lui qui avait mené jusque-là sa carrière de comptable sans souci de perfection. Il rapportait des dossiers à la maison, sautait les repas, grommelait interminablement au téléphone. Il faisait son nœud de cravate plus mal que jamais, et son gilet en tricot vert avait des taches sur le devant. Par ce laisser-aller, il voulait montrer qu’il avait renoncé aux vanités du monde : il en avait simplement adopté de nouvelles.
Il mettait désormais un point d’honneur à arriver à son bureau le premier. Il s’ingéniait à ne pas se servir de sa béquille, avec laquelle, à la maison, il clopinait furieusement. Il arrêtait sa voiture dans la cour de l’usine de gaines électriques où il officiait, contre la porte-fenêtre de son bureau. Il en descendait au ralenti, s’appuyait tour à tour à la portière, au capot, à la barrière, à la poignée de la porte, au portemanteau de l’entrée, à un meuble d’angle. Il parvenait à se donner l’illusion qu’il marchait normalement, mais ne parvenait pas à la communiquer à ses collègues, tétanisés en le voyant chanceler d’un air vif et furieux jusqu’à son fauteuil où il s’affalait.
Son médecin, un ami et un menteur, lui avait dit qu’il remarcherait un jour normalement, mais ce n’était pas probable. Il a pourtant fini par avoir raison, vingt-cinq ans plus tard, quand le grand âge et l’arthrite ont rendu moins aiguë la coxalgie de mon père, substituant aux séquelles de l’accident la raideur de la vieillesse. J’ai de la peine quand j’y repense : je songe à ces malades qu’on soignait au mercure et qui mouraient empoisonnés mais guéris.
Plus encore que le travail, la mortification est devenue la passion de mon père. Il dédaignait à présent les plaisirs de la table, qu’il avait fort goûtés, et ceux, plus subtils, de la vie familiale. Il avait toujours été colérique et sombre. Il devint acariâtre et tatillon. L’indifférence et le calme de ses enfants lui paraissaient une injure au miracle dont il avait bénéficié en survivant. Il se levait à l’aube pour aller écouter la messe avant de se rendre au bureau, et la tiédeur de notre foi le poussait à claquer la porte en sortant, de toutes ses forces.
Dans le même avion qui avait raté son décollage à Stuttgart, il y avait Antony Rice, qui n’avait pas eu la même chance. C’était un ancien jockey dont la grande taille avait interrompu une carrière prometteuse : il s’était remis à grandir, suite à une chute de cheval, à l’âge de 25 ans. Il lui était devenu impossible malgré sa maigreur de rester sous la barre des cinquante kilos. Il avait passé un brevet de comptabilité et servait parfois d’assistant à mon père lors de voyages d’affaires, d’autant que Rice parlait, presque de naissance, l’anglais et l’allemand.
Quand il périt dans le fatal crash, où l’humeur fantasque de mon père l’avait conduit, le malheureux Rice menait une vie assez compliquée : divorcé depuis longtemps, lié à une maîtresse intermittente et fantasque, il tirait le diable, et élevait seul sa fille de sept ans. La mère avait regagné la Nouvelle-Zélande pour tenter d’y devenir actrice (j’ai retrouvé sa fumée sur Wikipedia). Acteur, Rice aurait pu l’être aussi. Il avait de la présence et du charme. Je me souviens qu’il était remarquablement beau, dans le genre dégingandé et squelettique, avec une pomme d’Adam saillante et mobile et un sourire en coin de star.
Mon père a convaincu ma mère que nous avions un devoir de mémoire envers le disparu, et qu’il fallait prendre soin de sa petite fille, nommée Lena. Je revois ma mère, avec sa tête tragique des jours de bonté, débarquer du taxi en tirant derrière elle la fillette. Par compensation avec la famine que M. Rice s’était imposée dans l’espoir de redisputer un jour une course hippique, Lena était dodue et même lourde pour son âge.
Les trois enfants l’ont embrassée avec une sorte d’enthousiasme : l’aura tragique qui la nimbait la rendait plus belle que sur les photos. D’autre part elle sentait bon : les larmes salées, la vanille, le savon d’Alep, comme si elle arrivait de l’autre bout de l’océan. La sympathie nous faisait jacasser.
Mais tout s’est assombri très vite. Personne, le premier moment d’agrément passé, ne savait que faire d’elle. Mon père, ayant accompli ce qu’il appelait son devoir, brillait par son indifférence pratique ; la mortification et le ressentiment l’occupaient tout entier. Entre deux clopinements à son bureau, deux visites à des clients, il revenait pour nous surprendre et pour crier son désespoir. La peur régnait dans l’hacienda.
Cette petite fille n’avait plus ni père, ni mère visible, elle avait tout perdu ; si médiocre que soit mon existence, j’ai eu envie de la mettre à son service. Ce n’était pas facile, car elle avait des moments d’absence complète. On lui posait une question, ses yeux se retournaient dans leur orbite, ne laissant qu’un peu de blanc et de vide. On s’est vite rendu compte qu’elle ne parlait pas.
Elle n’était pas muette, mais taiseuse et fermée. Notre famille, d’ordinaire bavarde, a peu à peu cessé de gazouiller à table devant ce bloc de silence. Lena ne desserrait pas les dents, sauf pour goûter aux plats qu’avait préparés ma mère (tomates au parmesan, poulet à la sauce tomate), et une fois, pour demander du pain s’il vous plaît. Durant tout son séjour chez nous elle n’a d’ailleurs mangé que du pain, quelquefois avec un peu de confiture – sec, le plus souvent. Après avoir essayé de nous présenter Lena comme un modèle de modération alimentaire, mon père a fini par se monter la tête et il est passé un soir du sourire de belette bienveillante aux glapissements comminatoires : « Mange ta tomate farcie tout de suite ou je te confisque ta poupée ! »
Cette poupée en était à peine une – un arlequin espiègle à la jambe arrachée, qu’elle serrait contre elle comme un fiancé moribond. Je crois n’avoir jamais rien vu de plus intense que ce geste d’affection et de peur.
Nymphe rousse et ronde, perdue dans un monde hostile, égarée plutôt que triste, Lena s’accrochait à cette épave et la couvrait de regards tendres.
Le meilleur de la soirée arrivait quand le maître de nos destinées, épuisé par ses propres cris et par l’abus des cigarillos, s’abattait sur son lit, le front sillonné de rides violacées, et exhalait deux ou trois râles annonciateurs du sommeil. Ma mère vérifiait qu’il avait sombré et venait nous dire que tout allait bien. Alors ma sœur aînée arrêtait de faire semblant de jouer du piano et s’enfermait dans la salle de bains pour se tirer les comédons ; la puînée se lançait dans des travaux de couture dont elle sortait les doigts criblés de coups d’aiguille ; ma mère retournait à ses mystérieux préparatifs culinaires dont l’ingrédient principal était la purée de tomate. Lena regardait sans la voir une émission de variétés sur la première chaîne. Je rangeais mes soldats de plastique dans leur boîte au couvercle vitré, et je leur jetais un dernier regard dans leur tombeau transparent.
Il avait fallu trouver pour l’orpheline une place dans la maison. Les quatre chambres étaient prises ; ma mère a suggéré que mes deux sœurs se partagent la plus grande, mais elles ont refusé avec indignation – il y a presque eu une fronde qui les a réunies, elles qui s’entendaient si peu. En attendant d’aménager le grenier, il n’y a pas eu d’autre solution que de placer un petit lit à côté du mien.
Je me suis donc retrouvé, chaque nuit, en compagnie d’un zombie silencieux et prostré. Au début, je le prenais un peu mal. Mon père était sorti de son bruyant mutisme pour m’interdire de lire au lit, au prétexte que la lumière empêcherait Lena de dormir. Il me semble qu’à deux ou trois reprises, dans ma mauvaise tête d’enfant sage, j’ai souhaité que les assistantes sociales ou les agentes de police viennent la prendre et la conduisent à l’orphelinat, où était sa place. Mais la sixième nuit, j’ai été réveillé par une sensation aiguë de froid, comme deux poignées de neige sur mes genoux. Ce contact des pieds de Lena qui s’était réfugiée dans mon lit a été ma première expérience amoureuse, et le premier signe que j’ai reçu de la tendresse cachée des filles. Un autre cadeau a suivi immédiatement le premier : elle m’a demandé de lui lire une histoire. Je me suis relevé et j’ai gagné le débarras du sous-sol où l’on rangeait les jouets et les livres périmés. J’ai trouvé tout de suite ce que je cherchais.
Couché le long de Léna, ses pieds glacés contre mes pieds brûlants, j’ai commencé à lui lire Les Petites Filles modèles, non par goût pour la Comtesse de Ségur, qui n’était pas mon genre, mais par un sentiment nouveau pour moi, l’abnégation. Mes lectures de grand garçon de neuf ans ne pouvaient pas l’intéresser. Je m’imposais de me plonger avec elle dans un univers de vie conventuelle déguisée en vie de château. Nous nous endormions à des heures incalculables. Au matin, quand les premières portes de la maison claquaient, elle retournait en douce se glisser dans son lit à barreaux.
J’étais aussi indigne que les autres membres de ma famille d’une affection véritable. Mais à moi, Lena parlait. Ses remarques sur la grosse voix de mon père (« mon papa parlait tout bas. Je devais toujours lui faire répéter ») et ses questions sur le regroupement familial au château de Fleurville faisaient ma fierté, car pour personne d’autre elle ne sortait de son mutisme. Ces conversations volées étaient notre secret.
Un jour au retour de l’école, j’ai vu en posant mon cartable dans ma chambre que le lit à barreaux avait disparu. Ma mère a paru surprise de mon désarroi, elle m’a dit que je devais me réjouir au contraire, Madame Rice était réapparue, elle venait chercher sa fille pour l’emmener en Nouvelle-Zélande, elle avait même laissé un gros billet pour remercier mes parents de leurs bons soins. En voyant ma mère tirer d’un livre de cuisine et agiter sous mon nez un billet de mille francs, en disant que nous allions pouvoir acheter un nouveau tapis pour le salon (mon père qui fumait sans discontinuer jetait ses mégots au sol), j’ai haï mon sort pour la première fois.
J’ai été m’enfermer dans la salle de bains pour me suicider avec une lame de rasoir, mais je me suis coupé au doigt en essayant de dévisser le Gilette paternel et je n’ai pas insisté. La douilletterie m’a tenu lieu de bon sens.
Je suis devenu rêveur et je le suis resté. Tout m’a été prétexte à fuir la réalité. Les semaines de présence de Lena avaient été une petite flamme sèche dans le noir. Après elle, j’ai dû m’arranger autrement.
C’était l’époque où je commençais à écrire des histoires, à trouver des rimes, à jouer avec les mots. J’inventais des anagrammes, des palindromes. Je m’amusais à m’exprimer en n’utilisant que la première syllabe des mots de la phrase (par exemple JPALS pour Je peux avoir du sel ?) – ce qui exaspérait mon père, qui parlait de me mettre en pension. Les acronymes n’avaient aucun secret pour moi. J’avais compris tout de suite que le prénom de Lena voulait dire : L’enfant non admis.