Un événement, on y entre de plusieurs côtés et pas toujours en même temps. Si plus tard on l’évoque, il se dérobe et fait mélange. Vrai, faux, souvenir et invention se coalisent à notre insu, au fond de nous-même pour, de temps à autre, remonter à la vie.

La session parlementaire touchait à sa fin. Une ambiance diffuse de vacances parcourait l’hémicycle tandis que les débats s’acheminaient vers les votes. Chacun y allait d’une dernière intervention. Pour ma part, je venais de rappeler à la tribune les motivations des lois de régionalisation. De retour à mon banc, je me répétais, comme souvent après un discours, des bribes de phrases : la loi unique… la grande grève… l’hiver 60-61… la trahison du cardinal Van Roey… la FGTB wallonne…

Mais je n’y étais plus, j’étais ailleurs.

Mes deux frères plus âgés entourent notre mère. Je me tiens debout au pied du lit où mon père attend de mourir… Je suis dehors. Je porte mon cartable et descends la longue rue qui mène vers l’école du Centre. Les volets des fenêtres sont tirés.

Ma mère m’accompagne. Je me rappelle avoir pensé que j’aurais préféré que ce soit mon père. Elle marche vite. Nous ne savons pas si l’école sera ouverte.

Lodelinsart, dans la banlieue de Charleroi. La Ruche où au début du siècle les ouvriers verriers faisaient la fête et où les écoliers recevaient les prix de fin d’année. Avec en prime, le jour du mardi gras, le carnaval des Climbias. Lodelinsart où je fus heureux, malgré des moqueries d’enfants que je ne comprenais pas au moment même, mais qui, ineffaçables, allaient affliger ma vie entière.

Il se redresse. Un de mes frères s’empresse à mieux disposer les oreillers. Il reparle du terril.

« Il faisait nuit. J’avais quitté le côté qui donne sur Ransart pour repasser par le sommet et rejoindre l’abri qu’on avait construit avec le Rouchat. Il faisait trop froid pour rester en place. Le vent humide transperçait leurs vêtements et les faisait tousser ! C’est ainsi qu’on les repérait. Ils avaient froid. Une partie de leur salaire leur était payée en charbon, mais ils n’en avaient jamais assez. Ils n’avaient pas non plus de quoi en acheter. Alors ils venaient ramasser des gayettes sur les terrils. J’étais là pour les empêcher de le faire. C’était mon travail. La Compagnie me payait pour surveiller le terril… C’est surtout quand il faisait froid qu’ils venaient… Et moi, je restais des heures dehors avec les poings enfoncés dans les poches de ma veste. Ce que je voudrais, c’est savoir pourquoi ils ne pouvaient pas ramasser ce charbon de toute façon perdu. Et pourquoi c’était à moi de les en empêcher. »

Mon père se tait un instant. Il me regarde. Ses yeux sont vieillis et tachetés de sang. Il me regarde comme s’il avait espéré depuis toujours que personne d’autre ne lui apporte la réponse. Avait-il compris que quelque chose d’irrésistible me pousserait vers le haut, jusqu’à devenir parlementaire et, dès lors, avoir le droit à la parole ?

Ou est-ce inversement, à la supplique de son regard que je n’ai cessé, depuis lors, de vouloir répondre ?

« Je voudrais que l’on me dise pourquoi je l’ai fait comme je l’ai fait. »

Ce n’était pas la première fois qu’il abordait ce sujet devant nous, mais sans jamais en dévoiler plus. Vite, il retournait en lui-même, protégé par notre silence et notre malaise. Mais ce jour-là, il ne pouvait plus se taire. Sans doute ne nous voyait-il plus et ne s’adressait-il qu’au néant. Pourtant je ressentais comme un appel, comme s’il continuait de me voir et de ne parler que pour moi seul. Mes frères éprouvèrent-ils la même chose ? Je l’ignore. Ni l’un ni l’autre n’acceptèrent d’en reparler.

« Le Rouchat et moi, on en profitait. L’abri servait à cela. Sinon nous pouvions rester en bas et nous contenter de faire une tournée d’inspection de temps en temps. La Compagnie ne nous aurait quand même pas causé de problèmes si nous avions été moins attentifs : je n’ai jamais pu croire que les quelques sacs de gayettes grappillés avaient une telle importance. Finalement, c’est peut-être même pour une autre raison qu’il fallait surveiller. On ne le saura jamais. Mais tous les deux, on répétait partout que c’était un honneur, une marque de confiance : nous étions gardiens du terril, le terril appartenait à la Compagnie, c’était notre honneur de bien surveiller et personne ne faucherait la moindre gayette de charbon. Au cabaret, les autres nous regardaient d’un drôle d’air et nous évitaient. Ça ne nous faisait ni chaud ni froid. Le Rouchat avait trente-deux ans. J’en avais vingt et je travaillais à la fosse depuis mes quatorze ans. Un jour, j’ai appris, sans plus d’explication, que je devenais gardien du terril nord et que je ne descendrais plus au fond. »

Mon père parle d’une traite, sans à-coups, mettant un point final à la tension de sa vie.

« Les femmes savaient que si elles venaient elles-mêmes, elles redescendraient avec un sac. Ça se passait en douce. Oui ou non ! Rien de plus… On ne les forçait pas. L’un de nous deux entrait avec elle dans l’abri. L’autre attendait la suivante, la première qui arriverait, un autre moment ou un autre jour. C’était à tour de rôle. Parfois il fallait attendre longtemps. Parfois pas. Tout dépendait du froid. Et des malades. Si le mari avait chopé une fièvre et crachait ses poumons ou si les petits pleuraient… Je ne pourrais plus dire comment on a commencé. Au début, nous avions peur d’être appelés par le patron qui aurait reçu des plaintes, ou le curé, des confessions… On craignait surtout d’être attaqués par leur homme. Mais on a vite compris qu’elles gardaient le silence en rentrant, car c’est d’abord sur elles que les coups seraient tombés. Nous, on en profitait, on pariait sur l’âge de la suivante, si elle allait sentir bon ou pas… En même temps, notre hargne à surveiller devenait plus forte. C’était notre travail, et comme on savait qu’on faisait mal d’un côté, on faisait attention pour le reste. Pas question de risquer notre place, sinon nous perdions les femmes. Il y avait une autre raison : plus nous étions sans pitié pour ceux qui essayaient de grappiller, plus elles accepteraient d’y passer. »

Soudain il se tut. Il nous voyait de nouveau, comme s’il se rendait compte qu’il venait de se confier à nous. Je suppose que j’étais trop jeune pour avoir tout compris ou me représenter ce qui s’était réellement passé sur ce terril.

« Et puis est arrivée… »

J’entendis un cri… Ma mère se jeta sur moi et, nous serrant contre elle, m’entraîna avec mes frères en dehors de la chambre.

Je ne revis mon père que trois jours plus tard pour un dernier adieu. Il reposait dans son cercueil. Des années plus tard, ma mère m’avoua qu’il lui avait demandé de veiller à ce qu’il fût enterré avec sa lampe de mineur. Elle l’avait regardé longtemps dans les yeux avant de lui répondre non.

*

Je ne peux séparer dans mon esprit la grève, la Wallonie et ce terril.

« Et puis est arrivée… » : ces mots ont résonné en moi chaque soir de ma vie. La confession n’était pas achevée. Lorsque je fus assez âgé pour le lui demander, ma mère m’a juré qu’il ne lui avait plus rien révélé, qu’elle n’avait aucune idée de ce qu’il aurait pu ajouter, que de toute façon elle aurait préféré mourir plutôt que d’en entendre davantage et qu’elle ne voyait pas pourquoi je lui posais cette question… C’est alors qu’elle me parla de la lampe : « C’est la seule chose qu’il m’a demandée et je lui ai répondu non ! Il est mort quelques instants après. »

Elle courut se réfugier dans la cuisine. Après être resté seul un bon bout de temps, je suis allé la rejoindre. Elle était petite et flétrie, mais elle pleurait avec force, abondamment, comme une jeune fille, comme une enfant. Elle pleurait comme si elle avait la vie devant elle, comme si la vie arrêtée tout d’une fois ne s’était pas usée et perdue depuis longtemps.

*

Alors j’ai enquêté. J’ai étudié l’histoire des charbonnages, fouillé les archives, dépensé sans compter pour retrouver des témoins de l’époque ou leurs descendants. La seule découverte, je l’ai faite au début : le nom du Rouchat. Il s’appelait Rémy

Lemaigre. Il avait trouvé la mort dans un accident au fond d’une galerie au puits de la Broucheterre. Par après, mes recherches n’ont plus rien donné.

« Et puis est arrivée… » J’ai tellement trituré ces mots en tous sens, incapable d’y apporter la moindre suite ! Cette survivance obsédante de mon père, de même que le besoin de réussir, ont régenté ma vie : je n’ai pu jusqu’à présent accorder un minimum d’attention à quelqu’un d’autre que moi-même. À quarante-deux ans, je suis un politique et un tribun. Un « faiseur de voix ». Je jouis d’une forte autorité dans le parti. Elle est due, ironie du sort, à l’authenticité de mon engagement et de mes origines ouvrières !

Ce matin, j’éprouvais un tel sentiment d’irréalité que je suis retourné à Lodelinsart, rue Defuisseaux. Assis dans ma voiture, j’ai regardé longuement la maison de mon enfance, me remémorant ce que je savais. Je me suis rappelé ce que mon père avait dit : comme gardien du terril, il ne devait plus descendre dans la fosse. Ce qui valait pour lui valait aussi pour le Rouchat. J’ai compris que la seule suite possible se tenait là et qu’il me revenait de l’écrire.

Et puis est arrivée Paula. Elle était toute jeune. Je l’avais vue grandir. Elle s’était mariée avec le fils d’un porion et six mois après elle accouchait de jumelles. Longtemps affaiblie, elle était redevenue à peu près jolie. Ses cheveux étaient blonds, et elle avait des yeux très souriants. Je l’observais depuis une dizaine de minutes, se dépêchant de ramasser tout le charbon qu’elle pouvait, lorsque j’entendis le Rouchat dire derrière moi : « C’est mon tour ! Viens, allons lui faire peur. » Il s’élança vers elle en criant : « Qu’est-ce que tu fais là, tu ne sais pas que c’est interdit de voler le charbon ? » J’étais resté en arrière. Je les regardais discuter. Je connaissais chacun des mots qu’il utilisait : « Tu as le choix. C’est ça ou rien… Dépêche-toi, sinon je te garde ici pendant que l’autre va chercher les gendarmes. Même ton homme perdra sa place… »

Il faisait froid. Un rayon de soleil pourtant illuminait ses cheveux. Jamais je n’avais vu à ce point combien une femme peut être belle. Le Rouchat avait dû lui aussi s’en rendre compte. Il s’approcha d’elle et là, debout, sans se cacher, il la serra contre lui et l’obligea à l’embrasser.

J’hésite. Qu’a dit mon père ? A-t-il demandé au Rouchat de la lâcher, de la laisser repartir tranquillement ? Ou bien a-t-il demandé qu’il passe son tour et lui cède Paula ? Les deux sont possibles ; mais je crois plutôt qu’il a voulu la fille pour lui.

Il a refusé en se fâchant. Il l’a entraînée dans l’abri, et elle me regardait. Cela a duré longtemps ; il le faisait exprès. Le soir même je l’ai tué, par-derrière, d’un coup de masse. J’ai attendu la nuit noire pour le transporter dans une brouette, jusqu’à une des bouches d’aération du puits de la Broucheterre. Là, j’ai poussé son corps dans le vide. Quand on l’a retrouvé, il était déjà décomposé. Il n’y a même pas eu d’enquête. Tout le monde a cru qu’il avait bu et qu’il avait fait une chute.

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