La bêtise est la mauvaise fée du monde.
Jacques Brel
Traversant un grand cimetière sous la Lune encore inexplorée, le laboureur anonyme — qui n’est autre que le célèbre soldat inconnu — parvient à s’échapper de la boue d’un abri sous une pluie d’obus. Il est le seul survivant de son régiment anéanti. Il a dix-neuf ans, il est beau, grand et bien bâti. Imprudent aussi. Il se dit que naître est imprudent. Continuer de vivre l’est aussi. Tout est imprudent. Déboussolé, il ignore s’il survivra à ces champs d’explosions mortifères, à ces sinistres effets pyrotechniques. Il est atteint du typhus. Celui de la guerre. Seules le tracassent les dernières coupes de fourrage et la conduite des chariots de betteraves à la sucrerie.
En trente-neuf, comme en quatorze.
Au loin pointe l’amitié silencieuse du soleil. Un matin est toujours à l’autre pareil.
Pas celui-ci quand, dès le lever du soleil, un coup de machette décapite le coq chantant sur le fumier de la cour de ferme de notre agriculteur envoyé au front. Les pucerons attaquent les géraniums.
En première ligne, le cultivateur anonyme boit l’eau croupie des trous d’obus où pourrissent des cadavres. Il rejoint une colonne d’artilleurs, zigzaguant à travers le blizzard, pour croiser de longues files de réfugiés dans un chahut de camions chargés de fusils et de munitions.
Une colonne noir charbon s’élève vers le ciel. Les troupes sont aux portes d’une grande ville dirigée par un poids lourd du totalitarisme. À travers un porte-voix, cette enflure exhorte à envahir et occuper quelques morceaux de terre au-delà des frontières. Il appelle à s’égorger les uns les autres. Arrestations, tortures, exécutions, elles font suite à des ordres de plus en plus crétins. Des sirènes d’alerte n’arrêtent pas de gémir, tout comme les chiens la nuit où ne brille aucune étoile. Énorme silence de l’obscurité. C’est dans la nuit qu’on se sent le plus en sécurité. Le froid pique avec douleur. Il empêche les semailles de printemps.
En trente-neuf, comme en quatorze.
Grincement d’un tombereau en marche. Bruit des roues. Plainte obsédante de celui qui va mourir. Le cultivateur anonyme a le visage convulsé d’angoisse, les cheveux trempés de sueur, les yeux dilatés, les muscles raidis, les entrailles en feu. Il rencontre une sorcière toute ridée. Elle sent mauvais de la bouche. Elle dit se nommer Guerre. C’est elle qui commande la grande machine à tuer. L’amandier hésite à fleurir. La mort rôde en étouffant la fraîcheur de la sève.
Des poubelles regorgent de débris humains et de membres blêmes. Ces gueules cassées, contaminées, suppurent de partout. Le temps se passe à enterrer les morts et à réparer les vivants. Un tigre se fait broyer par un python, une cigogne embroche une grenouille, un frelon dévore une poire tandis qu’une compagnie de forçats trimbale toute une basse-cour pillée chez notre cultivateur en déroute. Des gradés volent l’argent du curé, les économies d’une vieille. Avant de mourir, des canards, n’osant prendre leur envol, gagnent un abri de broussailles. Longue agonie des lièvres, lente agonie de la paix.
En trente-neuf, comme en quatorze.
Fièvre aphteuse dans les palétuviers. L’agriculteur anonyme ressemble à un de ses moutons qui bêlent, jouent, bondissent en attendant qu’on les égorge. Deux fourmis se disputent un brin d’herbe sur un morceau de boue séchée. Une autre court sur le collimateur d’une mitrailleuse. La rivière déborde en charriant des poutres, des bouteilles, des bidons, des cadavres d’animaux. Un peintre, à l’apogée de la maîtrise de son art, s’éteint dans la misère, crachant du sang, oublié de tous. Le laboureur anonyme et sa future compagne avaient posé pour lui dans un tableau cubiste en hommage à l’Angelus de Millet. Cartes de rationnement. On fait la queue à la porte des boulangeries, des usines, des casernes, des mairies.
En trente-neuf, comme en quatorze.
Fagoté de drap raide, l’uniforme trop large du cultivateur anonyme sent la merde. Ses godillots lui broient les pieds. Son casque est si dur qu’il rend sa tête fragile. Les courroies de son sac à dos lui meurtrissent les épaules. Il fuit les casernes où l’odeur des cuisines se mêle à celle des cabinets. Il déteste les chambrées où l’on n’entend que ronfler, péter, roter, dire des conneries. Il renonce aussi aux locaux d’accueil insalubres, privés de chauffage et d’électricité. On a un poêle mais pas de charbon. On brûle les portes. Les pneumonies terrassent avant les obus. Les vaches laitières ont les pattes arrière écartées par les mamelles gonflées faute d’être vidées. On voit brinquebaler des voitures aux capots ferraillant, aux ailes et portières écornées, tartinées de bouse des troupeaux de bovidés en errance. Une bombe peut exploser d’une minute à l’autre, sans avertissement.
En trente-neuf, comme en quatorze.
Le ciel gronde d’un torrent d’escadrilles. Le cultivateur anonyme, allongé sous un vieux chêne dégarni, interroge la voûte céleste : La cause de ces guerres serait-elle dans les astres, dans une loi cachée, dans une rupture d’équilibre, ou tout simplement dans la stupidité de dirigeants nationalistes dont l’unique but serait de donner aux hommes les meilleures raisons de se mépriser et de s’entre-tuer ? Qui a écrit que l’homme possède, ancré en lui, un besoin de haine et de destruction ? Les mêmes questions, sans réponses bien nettes…
… En trente-neuf, comme en quatorze.
Le laboureur anonyme, en permission, se réveille au moment où il est tué. Mais ce n’était pas un rêve. Touché à mort, il s’écroule au creux d’une meule de foin dans les bras d’une Irlandaise, saine, brune, les yeux bleus, qu’il venait d’engrosser avant de s’assoupir. Elle laissera son amant, le futur soldat inconnu, se décomposer sous la paille dans la grange où l’envers des tuiles est tapissé d’immenses toiles d’araignées. La belle Gaëlle poursuivra seule les travaux agricoles.
En trente-neuf, comme en quatorze.