Le foulard d’Aphrodite

Georges-Henri Dumont,

Avant d’atterrir à Larnaca, l’avion décrivit deux larges boucles dans le ciel serein. Penché sur le hublot autant que l’autorisait la sacro-sainte ceinture serrée sur le ventre, Antonio voyait Chypre telle qu’il l’avait imaginée : une grande guitare posée sur la mer indigo. Il y avait longtemps, très longtemps, qu’il avait rêvé de visiter un jour l’île célébrée par Homère chantant la naissance de la belle Aphrodite : « le souffle humide de Zéphir l’a poussée sur la molle écume, à travers les vagues de la mer aux bruits tumultueux ». Il ne se rappelait plus le texte grec de L’Odyssée, mais se souvenait de sa traduction ânonnée aux jours lointains du collège.

L’avion enfin posé sur l’aérodrome, Antonio se joignit à ses collègues qui, comme lui, devaient participer à la réunion de travail, convoquée par l’organisation internationale dont ils faisaient partie. Et la banalité reprit promptement ses droits : formalités de la douane, trajet en car jusqu’à Nicosie, installation au Cyprus Hilton, un enangafè bien tassé pour se mettre en train, la découverte du salon prévu pour les discussions, l’approbation de l’ordre du jour…

Malgré l’inévitable usage de l’anglais, ce basic qui l’agaçait, Antonio était à son affaire. Il adorait présider des débats compliqués entre collègues de différentes nationalités. Sa maîtrise des dossiers, soigneusement classés et annotés, était d’autant plus appréciée qu’elle permettait de gagner du temps mis à profit pour l’une ou l’autre promenade dans la ville, sous la conduite de son ami Angelides, un Chypriote exilé à Paris.

Au milieu du groupe qui avait emprunté l’allure désinvolte des inévitables touristes japonais, Antonio arpenta la partie grecque de Nicosie coupée en deux par le couperet de la guerre de 1974. La ligne de démarcation était étroitement surveillée par les bérets bleus de l’ONU, souvent de jeunes Scandinaves dont la chevelure blonde et les yeux bleus contrastaient avec le type méditerranéen de la population locale. Des rues se trouvaient barrées par les murs de sable que trouaient des échancrures de tir. D’un côté, le drapeau turc rouge à croissant blanc avait été hissé sur des maisons aux fenêtres obturées ; en face, le bleu et le blanc de la Grèce flottait sur d’autres maisons dans le même état sinistre. Devant l’archevêché, Angelides raconta avec fougue, comme s’il avait vécu les événements, la résistance de Mgr Makarios aux putschistes de l’extrême droite, sa fuite par une porte dérobée du palais, son retour triomphal. Une épopée nationale. C’était passionnant, mais Antonio n’avait plus qu’une idée : se rendre à Paphos. Au musée national, la vénusté de la statue hellénique d’Aphrodite, exhumée sans tête à Soloi, ne fit qu’aviver son désir. Cela tournait à l’obsession.

Aussi bien, le dimanche, il déclina l’invitation à une excursion dans le massif montagneux du Troodhos. Il prétexta une fatigue de sa hanche gauche. En fait, misanthrope au fond de son être, il détestait déambuler en compagnie de ceux qu’il avait fréquentés plusieurs jours d’affilée. Il les trouvait très sympathiques, mais leurs conversations à propos de tout et de rien lui faisaient éprouver le besoin de moments de solitude. Au demeurant, il avait décidé d’emprunter le bus à destination de Paphos. On lui avait dit qu’il ne retrouverait pas grand-chose du sanctuaire d’Aphrodite à Palae Paphos, mais il n’avait cure de ces avertissements.

Certes, il ne s’attendait pas à rencontrer les longues théories de pèlerins, la tête couronnée de myrte, ni à s’initier aux secrets des mystères orgiaques. Il n’empêche, il fut déçu de ne voir, au village de Kouklia, que des piles de pierres numérotées par les archéologues. En revanche, la villa romaine de Néa-Paphos l’enchanta. Il s’attarda devant les scènes de chasse évoquées par les mosaïques de la Maison de Dyonisos et le labyrinthe de celle de Thésée, puis il obliqua vers ce qui subsistait des quarante colonnes du château byzantin, sans doute construit avec les matériaux d’un ancien temple d’Aphrodite. Au hasard de ses observations, il aperçut soudain les couleurs vives d’un foulard abandonné au pied d’une colonne et légèrement agité par le vent. Intrigué, il s’approcha et le ramassa. C’était un joli carré de soie bleue, portant des motifs géométriques roses qui entouraient l’esquisse d’une tête de Pythagore et l’inscription « Samos ». Sur le site, aucun touriste à qui il aurait pu l’apporter. À l’heure du déjeuner, il n’y avait âme qui vive. Quelque peu hésitant, il plia le foulard en huit et le mit dans la poche de son veston.

La descente vers la mer, parmi les plantations de vignes, aiguisa son appétit. Il s’arrêta dans une auberge dominant la baie rocheuse. Quelques dames et jeunes filles étaient attablées. Des Françaises jacassaient d’abondance. Après avoir commandé un plat de moussaka, il se dirigea vers elles et leur montra le foulard qu’il avait timidement sorti de sa poche. En vain. Nulle ne s’en déclara propriétaire, et elles le lui dirent avec un sourire narquois. Il avait conscience qu’on se moquait gentiment de lui.

Sa moussaka absorbée moins sereinement qu’il l’aurait souhaité, il sortit et marcha vers le sommet du rocher appelé Petra tou Romiou. Tout en bas écumaient les flots d’où serait sortie Aphrodite, toute nue, dans la blanche splendeur de sa naissance. Davantage qu’au milieu des ruines qui l’obligeaient à faire appel à son imagination, il se sentit d’emblée saisi par une émotion non dénuée d’exaltation. L’endroit le fascinait. Soudain, alors qu’il cherchait à se remémorer les vers des Métamorphoses d’Ovide, il vit une jeune femme qui nageait dans l’onde. Elle lui paraissait belle comme une déesse. Quand elle relevait la tête après chaque brasse, ses cheveux flottaient comme ceux de la Vénus de

Botticelli. Parfois, comme pour reprendre souffle, elle s’allongeait sur l’eau, les bras en liberté, faisant la planche onduleuse sous le soleil arrogant de juillet. Seule pointait sa poitrine moulée dans un maillot vert pâle. Quand l’éternité semblait se glisser dans le temps, d’un mouvement léger, elle se retournait et reprenait la nage, sans guère s’éloigner de la côte. Sidéré, Antonio ne la quittait pas des yeux. Elle ne semblait pas l’avoir vu, debout sur le rocher. Elle ne lui faisait pas le signe qu’il espérait. Il aurait voulu attendre qu’elle sortît des flots. Non point pour lui parler, mais pour admirer silencieusement son corps qu’il devinait parfait. Hélas ! l’heure avançait, et la baigneuse continuait de nager. Inlassablement.

La route était longue jusqu’à Paphos où l’horaire du bus était strictement observé. Antonio ne l’ignorait pas. À regret, il fit un grand geste d’adieu qu’il savait inutile et quitta le rocher. Sur le chemin du retour, il retrouva les vignes aux grappes déjà bleuies, mais comment penser au vin quand les yeux se sont détachés du réel pour s’obstiner dans les images du songe ?

*

Le bar du Cyprus Hilton était encombré de diplomates, d’hommes d’affaires, de touristes. Juché sur un tabouret, Antonio avala un ouzo d’une seule traite, puis monta dans sa chambre pour contempler le foulard que, dans son inconscient, il associait à l’image de la baigneuse désormais confondue avec Aphrodite.

*

Le lundi matin, à l’heure du petit-déjeuner, Antonio retrouva ses collègues qui commentaient avec enthousiasme l’excursion dans le Troodhos. Un journal à la main, Angelides s’avança vers lui.

— Alors, Président, vous avez eu des émotions à Paphos ?

— Mais oui, je l’avoue.

— Je comprends, après ce drame…

— Quel drame ?

Angelides ouvrit le journal et traduisit un articulet. À Petra tou Romiou, on avait sorti des flots une baigneuse, mais on n’avait pu la ranimer. Elle s’était noyée. Un suicide, peut-être.

— Non, certainement pas. Je l’ai vue nager. Elle était merveilleuse et ne se comportait pas en suicidaire.

Et Antonio relata ce qu’il avait vu, l’émotion intense qu’il avait ressentie, debout devant la baie.

— Connaît-on son nom ? demanda-t-il.

— Le journal ne cite que l’initiale de son patronyme, mais donne son prénom : Aphrodite. Étrange, assurément. C’est une jeune Grecque domiciliée à Samos, est-il précisé. Mais tu es tout pâle. Te sens-tu mal ?

— Non, mais je suis bouleversé. Le nom de l’île de Pythagore figure sur le foulard abandonné que j’ai ramassé au pied d’une colonne du château byzantin. Regarde.

Antonio déploya le carré de soie qu’il avait précautionneusement replié dans la poche de son veston.

— Que dois-je faire maintenant ? Témoigner ?

— N’en fais rien. À Chypre, la police est très scrupuleuse, tatillonne même, à cause de la présence continuelle d’espions. Tu risquerais d’être interrogé demain ou après-demain. Or, nous embarquons pour Paris, cet après-midi, après la lecture du rapport de notre réunion.

— Et le foulard ?

— Garde-le précieusement. Tu peux l’offrir à ta fiancée qui t’attend à Parme.

— Non, je ne pourrais pas, murmura Antonio en écartant du doigt deux larmes qui perlaient sur son visage. Je regretterai toujours ce qui aurait pu être et n’a pas été.

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