— Maître, vous avez la parole.
— Je vous remercie, Madame la présidente. Je dois d’emblée indiquer à votre tribunal que ma cliente regrette d’avoir à formuler cette demande en divorce, mais l’autre partie ne lui en a pas laissé le choix.
— On a toujours le choix d’agir ou de ne pas agir, Maître.
— Pas toujours, Madame la présidente. En l’espèce, l’attitude de la partie adverse a été telle que ma cliente a bien dû se résoudre à agir devant vous. Retraçons brièvement l’histoire de ce couple pour comprendre comment on en est arrivé là. Les parties se sont mariées il y a fort longtemps déjà. Ce mariage était un peu, comment dire… arrangé. Un mariage de raison, disons, justifié par certains éléments extérieurs, comme souvent à l’époque. On ne peut donc pas dire que les futurs époux se soient vraiment choisis. Ils n’avaient d’ailleurs pas grand-chose en commun : ni la même langue, ni la même culture, ni le même tissu social… Au début, l’époux a imposé ses vues : il appliquait la règle selon laquelle la femme doit obéissance à son mari. Il croyait que, comme toutes les femmes, la sienne n’avait pas d’âme et qu’il était là pour la protéger. Il pensait être son bienfaiteur, en quelque sorte. Ma cliente, bien éduquée, s’est d’abord soumise, puis, au fil des ans, elle s’est affirmée. Elle a revendiqué sa place à part, à côté de lui. Elle a voulu exprimer sa personnalité. Elle s’est petit à petit émancipée de la tutelle de son époux pour finalement devenir son égale, voire le surpasser en bien des domaines. Et aujourd’hui, elle veut son indépendance.
— Voilà où l’on arrive lorsqu’une femme veut s’affirmer : au divorce ! Bravo !
— Confrère, ne m’interrompez pas. Vous êtes d’ailleurs bien mal placé pour faire une telle remarque : si votre client avait fait preuve d’un peu plus d’ardeur au travail, on n’en serait peut-être pas là !
— Traitez-le tout de suite de fainéant !
— Je n’ai pas dit cela comme ça…
— Mais c’est tout comme !
— On ne peut nier en tout cas qu’il avait une femme plus travailleuse que lui, qui s’est révélée dotée d’un sens du commerce et des affaires hors du commun, inventive, créative…
— N’en jetez plus !
— Elle a en tout cas fini par faire bouillir la marmite.
— Mon client n’en peut rien si ses usines ont fermé petit à petit. Il a fait tout ce qu’il pouvait pour les redresser, mais à l’impossible, nul n’est tenu. Actuellement, il cherche à se recycler et se lance dans des secteurs nouveaux, porteurs d’avenir.
— Votre client n’a plus d’avenir, confrère.
— C’est vous qui le dites. Plus exactement, c’est ce que sa femme pense. C’est pour cela qu’elle le quitte. Bel exemple de solidarité ! Pourtant, la solidarité, c’est le fondement même du mariage.
— Eh bien justement, ma cliente n’en veut plus, de ce mariage.
— Et quelle faute reproche-t-elle à mon client ? Il ne l’a jamais trompée.
— Mouais… Il a tout de même flirté de temps en temps avec sa voisine d’en dessous. Il n’a qu’à la rejoindre d’ailleurs !
— Mais absolument pas !
— Et de toute façon, confrère, vous retardez d’une guerre : la loi a changé ! Le divorce pour faute a été supprimé il y a trois ans. Le divorce est un droit désormais !
— Sauf qu’il faut tout de même prouver la désunion irrémédiable des époux, Monsieur l’avocat. Et que, selon l’article 229 du Code civil, la désunion est irrémédiable lorsqu’elle rend raisonnablement impossible la poursuite de la vie commune et la reprise de celle-ci entre eux.
— Vous avez raison, Madame la présidente, mais il est clair que ce couple est irrémédiablement désuni.
— Quelle preuve en avez-vous ?
— Ils ne s’entendent plus.
— Cela ne suffit pas, Maître, vous le savez bien. La loi prévoit que vous me prouviez qu’ils sont séparés de fait depuis plus d’un an.
— Mais c’est évident, ça, Madame la présidente ! Cela fait des années qu’ils ne partagent plus rien et l’un ne veut même plus porter assistance à l’autre.
— Cohabitent-ils encore sous le même toit ?
— Cela dépend de ce que vous entendez par toit… et par cohabiter, Madame la présidente.
— Je vous demande s’ils ont des adresses distinctes.
— Oui et non.
— Nous voilà bien avancés ! Vous ne me simplifiez pas la tâche, Maître. Font-ils chambre à part ?
— Pas totalement, mais c’est tout comme.
— Maître, ce n’est pas de « tout comme » qu’il me faut, mais des éléments de fait non contestables… Et jusqu’ici, vous ne m’en amenez pas vraiment… Que pense de son côté votre client de tout cela, Maître Mongain ?
— Mon client quant à lui estime que la demande en divorce formée par son épouse est recevable, certes, mais non fondée, Madame le juge. Mais si, par impossible, le divorce était prononcé, l’infortuné époux (dans tous les sens du terme) que je représente entend bien réclamer à son épouse une pension alimentaire importante après divorce, et ce pour une durée équivalente à la durée du mariage, comme le prévoit la loi.
— Une pension alimentaire pour le mari ? On aura tout vu !
— Et pourquoi pas ? La loi, confrère, ne fait aucune différence ! Elle prévoit que l’époux dans le besoin peut réclamer à l’autre une pension alimentaire de nature à combler la dégradation significative de sa situation économique.
— Je sais, je connais mon Code civil. Mais je ne vois pas en quoi votre client remplirait ces conditions.
— Mon client, s’il y a divorce, sera dans le besoin !
— Ah ! Vous reconnaissez donc bien qu’il vit aux crochets de son épouse !
— Pas du tout. Je dis seulement que s’il y a divorce, il devra faire face à une dégradation significative de sa situation économique.
— Encore faudra-il qu’il prouve qu’il met tout en œuvre pour se procurer des ressources, ce qui est loin d’être démontré.
— C’est odieux ce que vous dites là, confrère. Votre cliente devra payer une pension alimentaire, elle n’y coupera pas.
— C’est encore moi qui décide, Monsieur l’avocat, ne l’oubliez pas.
— Euh… oui, bien sûr, Madame la présidente, bien sûr…
— J’apprécierai sur pièces. Mais dites-moi, Messieurs les avocats, la question de l’enfant est-elle réglée ? Vous savez que la situation de la petite B. est capitale pour moi.
— Malheureusement non. Les parties ne s’entendent absolument pas sur son sort.
— Ah bon ? Mais jusqu’ici, elles étaient parvenues à trouver des compromis, non ?
— Oui, mais désormais madame veut s’approprier cette enfant. Elle estime avoir plus d’attaches avec elle, ce qui est totalement inexact. Madame la veut toute à elle ! Elle la prend en otage. La pauvre petite est placée dans un conflit de loyauté terrible : on lui demande de choisir entre papa et maman, ce qui n’a pas de sens. Dès lors, s’il y a divorce, mon client souhaite qu’on s’en tienne à la règle légale et qu’on instaure une garde alternée égalitaire : une semaine pour l’un, une semaine pour l’autre. Moitié-moitié. Pas de jaloux.
— Ma cliente s’oppose à l’hébergement alterné. Elle estime que cela serait contraire à l’intérêt de B.
— Et pourquoi ?
— Parce que monsieur sera incapable de s’en occuper correctement. Et que les parents sont en trop grand désaccord. Leurs conceptions de l’avenir de B. sont trop éloignées. On lui a d’ailleurs accordé trop de facilités, à cette enfant. Il convient maintenant, selon madame, d’en revenir à des règles plus strictes.
— C’est trop facile ! La loi prévoit que l’autorité sur un enfant doit être exercée conjointement, et non pas exclusivement par un seul des parents. Visiblement, votre cliente n’entend pas respecter la loi !
— C’est le vôtre qui ne la respecte pas ! Il prend tout seul lui aussi certaines décisions qui devraient être prises à deux !
— Cela suffit ! Un peu de tenue, Messieurs les avocats… De toute façon, j’en ai assez entendu. Je prends l’affaire en délibéré. Jugement dans le mois.
*
JUGEMENT
En cause de : FLANDRES Else
Domiciliée à 1000 Bruxelles, Places de Martyrs, 19
Demanderesse en divorce
Représentée par Maître Bart DEWEVEREER,
avocat à 2000 Anvers, Blindestraat, 2
Contre : WALLONIE Job
Domicilié à 5000 Namur, L’Élysette, rue Mazy 25-27
Défendeur en divorce
Représenté par Maître Olivier MONGAIN,
avocat à 1200 Woluwé-Saint-Lambert, avenue des Rogations, 23
Vu la requête déposée au greffe le 22 avril 2010 ;
Attendu qu’en l’espèce il ne résulte ni du dossier de pièces ni des explications des parties que celles-ci sont séparées de fait depuis plus d’un an ; que la preuve par toutes voies de droit d’une désunion irrémédiable n’est par ailleurs pas rapportée ; que si certes des dissensions existent entre les parties, elles sont toujours parvenues jusqu’ici à faire des concessions réciproques pour trouver des compromis provisoirement satisfaisants ; que rien n’indique que tel ne pourrait pas être le cas aussi pour sortir de la présente crise ;
Que le tribunal ne peut admettre que toute partie soumise à sa juridiction demande son autonomie et son indépendance au nom du principe de la liberté individuelle ; que ce principe n’est pas absolu et doit se conjuguer avec les principes supérieurs établis dans l’intérêt de la communauté dont le tribunal est l’organe ; que les deux parties en cause doivent en effet se rappeler qu’elles font partie d’une communauté qui les transcende et qui ne peut, quant à elle, admettre que chacun de ses membres revendique un droit absolu au divorce ; que le tribunal se doit de rappeler ces principes aux parties à la présente cause sachant que celles-ci sont précisément appelées à assumer prochainement au sein de ladite communauté des fonctions importantes ;
Que le tribunal ne peut dans ce contexte qu’inviter les parties à plus de sérénité et, le cas échéant, à recourir à un conseiller conjugal ou à la médiation familiale ;
Que le tribunal de céans estime par ailleurs devoir veiller tout particulièrement à la protection de l’enfant commun B. ; que l’intérêt supérieur de celle-ci requiert que chacune des parties comprenne qu’elle n’en a pas la propriété ; qu’elles ont toutes deux la charge de veiller sur cet enfant qui doit être associée, eu égard à son âge et à sa maturité, aux décisions la concernant ; qu’en l’espèce, la situation particulière de cet enfant implique que ni un hébergement alterné ni une garde principale à l’un ou l’autre des parents, quel qu’il soit, ne serait conforme à son intérêt ;
Qu’eu égard à l’ensemble de ces éléments, le tribunal rejette la demande en divorce ;
Par ces motifs,
Vu la non-application de la loi sur l’emploi des langues en matière judiciaire ;
Vu l’application du Traité de Rome, de Maastricht et de Lisbonne,
Le tribunal, statuant contradictoirement,
— reçoit la demande mais la dit non fondée ;
— délaisse les dépens à charge de l’État
Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 13 juin 2010.