Par être, il faut entendre paraître. L’adage est plus d’actualité que jamais. Il ne se passe rien aujourd’hui qui, si un profit quelconque est envisagé, ne se soucie de son image.
Cela vaut pour les produits du commerce, comme de juste, mais aussi pour bien d’autres matières qui ne devraient pas être préoccupées par la question. Le tout s’inscrivant dans le principe de chosification, de mercantilisation qui est la tendance lourde de l’époque. Le marché absorbant tout, ses usages se généralisent. Et le plus important d’entre eux est ce qui s’appelait jadis la réclame, est devenu la publicité, et se résume aujourd’hui dans la com’.
La France a donné, ces derniers mois, le plus évident exemple de cette contamination. Un nom a dominé les médias, celui de Bettencourt. Une homonymie a produit une espèce de court-circuit dans la titraille journalistique : une aspirante présidente enlevée par des insurgés a été remplacée par la femme la plus fortunée de France, détentrice d’un empire de l’industrie cosmétique, et veuve d’un ministre (notamment de la culture) de la Ve République. Son héritière légitime lui reprochait d’excessives largesses pour un protégé, écrivain et photographe notoire, qui bénéficiait de fait de la part de sa protectrice d’un mécénat d’ampleur peu commune. Cela n’aurait rien eu à voir avec la politique (sauf le défunt mari de la vieille dame jugée indigne) s’il ne se trouvait que la milliardaire avait engagé à son service, en vue de l’assister dans la gestion de ses biens, l’épouse d’un ministre autrefois responsable du budget, aujourd’hui chargé du dossier éminemment encombrant de la réforme des pensions, qui ne pourra, crise oblige, que déboucher sur une régression du statut financier des retraités.
Le choc ne pouvait pas être plus frontal entre les privilégiés (minoritaires) et les défavorisés (majoritaires) du système. Il fut un temps où un tel décalage aurait pu déboucher sur un bain de sang. Il n’en va plus ainsi dans notre société dûment surveillée et encadrée, où un confort minimum garanti, même pour les sans-emploi, préserve la paix sociale et dissémine la violence dans les marges : banlieues abandonnées à leur sort, jeunesse laissée sans le moindre avenir, populations étrangères non intégrées. Et, dès lors, égoïsme généralisé qui empêche toute solidarité. Une absence de discours politique nourri d’une critique foncière et responsable du système fait le reste. Les manifestants défilent en masse, mais ne véhiculent plus d’argumentation pertinente, additionnant seulement les désarrois et les désespoirs.
Il y a évidemment une pertinence ironique dans le fait que la multinationale qui permit à Mme Bettencourt de se placer en tête des hit-parades de la richesse est entièrement vouée au superflu. On y fabrique et distribue à gros prix des senteurs, des effluves, des onguents et des gels. Une clientèle toujours plus vaste — où les hommes le cèdent de moins en moins aux femmes — va y puiser des eaux de jouvence, des défis à l’outrage des jours. Dans son dernier roman, Michel Houellebecq, ce sismographe imparable de nos névroses, classe ces produits dans les derniers apports spécifiques de la France à la mondialisation, avec l’andouillette. C’est ce que l’on appelle un secteur de pointe, dans un monde partagé entre le superficiel régnant, à savoir le cosmétique, et la toute-puissance de la nature, qui provoque les séismes, inondations, éruptions volcaniques, seuls réels perturbateurs du monde réglé comme un spectacle.
En politique, cela peut jouer des tours. En France, un souci médiatique excessif a fait chuter le président du sommet de la popularité aux tréfonds des sondages. Tout cela parce qu’il s’est pris pour une vedette, sans savoir que l’artiste joue d’une alternance calculée entre la visibilité organisée et les périodes de retraite propices au rechargement des œuvres. Ses épousailles avec une top-modèle recyclée dans la chanson et tentée par le cinéma auraient dû le rendre attentif à cette technique du dévoilement savamment calculé.
Mais il arrive que la formule paie. En Belgique, les deux récents vainqueurs des élections sont des orfèvres en la matière. L’un peut s’appuyer sur une riche tradition nourrie de commedia dell’arte et de bel canto, deux techniques qui supposent une grande maîtrise dans la manipulation des signes. L’autre se laisse plutôt inspirer par le comique troupier, mais renforcé par une même science politique, tout autant inspirée de Machiavel, mais d’un prince de carnaval qui se serait gavé de saucisses et de stoemp du côté de Moortsel.
Le raffinement vigilant de l’un se trouve obligé de composer avec la démagogie tout aussi vigilante de l’autre. Un centre de recherche, y compris en communication, assiste le premier dans sa stratégie. Le second profite des lumières d’un expert qui fait penser à cette Bérénice, gérante de l’agence Ego-conseil qui apparaît dans le formidable roman On ferme (1997) de Philippe Muray, ce grand dénonciateur des mœurs contemporaines que l’acteur Fabrice Luchini vient de réussir à faire sortir de son purgatoire. Bérénice s’y charge d’aider ses clients à parfaire leur « image de marque », suave et si significative expression.
Dans le cas de Bart, le compère d’Elio dans le tandem très Double-Patte et Patachon qui domine actuellement les manœuvres de « relooking » de la Belgique (dans Marginales, nous ne les avons pas attendus pour inviter à nous en redessiner une), l’inspirateur de l’ombre s’appelle Siegfried Bracke. Il a été, avant de prendre sa retraite et de se retrouver sénateur en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, le patron de l’information au sein de la chaîne publique flamande. Celle-là même où Bart a conquis ses galons de vedette dans une émission visant à désigner le plus malin des hommes. Qui dit que le déjà fidèle Siegfried ne l’avait mis dans le secret des questions qui lui seraient posées ? Le fait est qu’il continue à le pourvoir de ses conseils avisés. Celui, par exemple, comme l’écrivait récemment Walter Pauli dans De Morgen, de faire la publicité de la friterie qu’il aime à fréquenter. Chacun, en Flandre, sait qu’elle se dénomme ‘t Draakske (le petit démon) et qu’elle ne désemplit pas depuis que Bart l’a propulsée sous les feux de l’actualité.
Le même Siegfried a cependant recommandé à son leader chéri de se garder de divulguer les restaurants haut de gamme qu’il ne dédaigne pas autant qu’il veut le faire croire (les Stelle à Schaerbeek, par exemple, qui méritent bien un scoop). Comme quoi le cosmétique peut très bien se passer de raffinement, et prendre des allures populistes s’il le faut. Tout est affaire d’apparence, et de l’avantage qui peut en être tiré. Et pendant ce temps-là se trame bien sûr la vraie Histoire, mais comme derrière un rideau de fumée, fait de rumeurs, de réputations abusives, de mensonges soigneusement camouflés, contre lesquels le remède est peut-être homéopathique. Et si la fiction était la meilleure méthode pour débusquer les faux-semblants ? C’est en tout cas le credo de Marginales.