Le dimanche, s’il fait beau, nous allons parfois rendre visite à un couple d’amis dans le petit village de Sint-Joris-Weert, au sud de Louvain. Ils habitent tout près de la vallée de la Dyle et de la forêt de Meerdael, on peut y faire de splendides promenades. Si l’on se dirige vers la Dyle, on passe devant quelques maisons au bout d’une rue près de la voie ferrée. Les habitants y parlent le néerlandais, ou du moins une de ses moutures, un dialecte qui déforme les voyelles et avale les consonnes. Prend-on l’autre côté, vers la forêt de Meerdael, ou fait-on un détour vers le village suivant, on traverse sans s’en rendre compte l’une des plus importantes lignes de démarcation du royaume et, par la même occasion, la frontière entre l’Europe du Nord-Ouest et l’Europe du Sud. Le terrain boisé dégage un parfum aussi romantique que celui que nous venons de quitter, la rue décrit une courbe comme les courbes que décrivent ailleurs des milliers de rues.
La maison de nos amis, nous l’avons quittée il y a quelques minutes à peine, en musardant. La villa dans la forêt a l’air franchement belge, les maisons le long de la rue encore plus, si possible. Mais ici, les habitants parlent le français ou un dialecte wallon. Ils ne comprennent pas un mot de néerlandais. Ils n’ont rien, mais rien à voir avec la célèbre ville universitaire de Louvain, à une dizaine de kilomètres. Ils s’y rendent parfois au marché. Si un marchand forain baragouine quelques mots de français, ils ont de la chance, sinon on a de part et d’autre recours à la pantomime.
Quant au petit village de Sint-Joris-Weert, ils n’y mettent jamais les pieds. Ils vont dans leur propre village wallon, Nethen.
La frontière linguistique, en de nombreux lieux de Belgique, est séculaire, tranchante et absolue. Dans la famille de mes amis, on lit parfois le journal Vrij Nederland. Le dictionnaire de la langue néerlandaise, le Van Dale, siège sur les rayons de la bibliothèque. Les enfants dévorent des bandes dessinées de Guust Flater, lisent Thea Beckman et plus tard Willem Elsschot. Le père et la mère ont lu Godfried Bomans au temps de leur scolarité, ils connaissent Boudewijn de Groot, Bram Vermeulen, Koot en Bie, et peut-être même Paul de Leuw. Sont-ils pour autant des Grands-Néerlandais convaincus ? En aucun cas. Mais leurs voisins, deux cents mètres plus loin, regardent la RTBF, la chaîne de télévision francophone, et leurs enfants lisent à l’école Les malheurs de Sophie et à la maison les bandes dessinées de Gaston Lagaffe (dont Guust Flater est la traduction néerlandaise.)
Tous les Flamands savent ce qu’est la RTBF et j’en connais beaucoup qui préfèrent lire les aventures de Tintin en français que celles de Kuifje en néerlandais. Les Wallons ne connaissent pas un iota de l’offre néerlandophone de la télévision, sans parler de la littérature. Pour eux, la frontière linguistique en direction du Nord est hermétiquement fermée, étanche. La frontière linguistique est absolue. C’est sa caractéristique à la fois la plus ostensible et la plus énigmatique. Mais c’est aussi une caractéristique qu’elle ne possède pas partout. Elle n’est pas toujours aussi définie, il existe des aires linguistiques mixtes et, ici et là, au cours des siècles, elle s’est modifiée.
La frontière linguistique divise la Belgique d’est en ouest. Depuis la Loi linguistique de 1962, elle coïncide avec les frontières des provinces.
Jusqu’il y a peu, la province du Brabant était un cas à part parce que la frontière linguistique la coupait en deux. Aujourd’hui, la partie nord du Brabant est devenue une province à part entière, qui porte le nom historiquement absurde de Vlaams Brabant, le Brabant flamand. Le roman pays, le Brabant wallon, est lui aussi devenu une province. Le Brabant a été sectionné en deux pour la première fois après la chute d’Anvers en 1585. La partie méridionale est occupée par l’Espagne, la partie septentrionale est englobée dans ce qu’on appelle « les pays de la Généralité ». Pendant l’occupation française, le Brabant méridional (et une partie des pays de la Généralité) est divisé en deux sous le nom de Département des Deux Nèthes et de Département de la Dyle. La Belgique, d’une hache impitoyable, continue à débiter le vieux duché en tronçons : le Brabant flamand, le Brabant wallon, et Bruxelles la bilingue. Peut-être ces tronçons doivent-ils à leur tour être réduits à l’état de bûchettes. Est-il loin le jour où le Pajottenland, à l’ouest de Bruxelles, réclamera haut et fort ses droits inaliénables de jeune nation souveraine ?
Bruxelles est-elle bilingue ? Il suffit de regarder les plaques des rues et les poteaux indicateurs pour en être convaincu. La région bruxelloise est composée de dix-neuf communes bilingues et, malgré tous les développements urbanistiques, elle ne pourra sans doute jamais s’étendre. La frontière de Bruxelles compte officiellement comme frontière linguistique. L’expansion de Bruxelles et avec elle du système du bilinguisme ne pourrait se faire qu’au détriment de la région néerlandophone, car Bruxelles forme un îlot dans ce territoire. C’est un point sur lequel les francophones insistent depuis des années, et sur lequel, depuis des années, les néerlandophones répondent par la négative.
Qui observe attentivement la frontière linguistique, remarque qu’il y a encore deux autres enclaves linguistiques. La première est à l’ouest du pays, la seconde à l’est, et ce petit morceau de Belgique, célèbre et même tristement célèbre dans le monde entier, s’appelle les Fourons.
En 1962, les Fourons – une région qui se composait alors de six bourgades indépendantes – passe de la province de Liège à majorité francophone à la province néerlandophone du Limbourg. Les Fouronnais protestent aussitôt. Non pas que leur langue soit le français. Les Fouronnais parlent les mêmes dialectes que leurs voisins du Limbourg hollandais. Ces dialectes sont parlés de la région de Maastricht jusque loin en Allemagne en passant par Eupen. Trois langues officielles prennent le pas sur ces dialectes : le néerlandais aux Pays-Bas et en Belgique, le français en Belgique, l’allemand en Belgique et en Allemagne. La langue officielle n’est donc pas la version endimanchée de la langue quotidienne. Dans les Fourons, une véritable lutte linguistique a fait rage, bien que les gens y parlent rarement le néerlandais ou le français.
Les Fourons coudoient le Limbourg néerlandais, mais n’ont pas un centimètre de frontière commune avec le Limbourg belge. J’ai un jour proposé de vendre aux Pays-Bas la commune tellement disputée, et d’ainsi éponger la dette publique pharamineuse de la Belgique. De nombreux Fouronnais ne veulent pas faire partie du Limbourg parce que Liège est bien plus près, bien plus familier que ces contrées lointaines que sont Tongres ou Flasselt. Et les Fouronnais ne voulaient pas non plus qu’on les fasse tourner en bourrique.
Depuis que les six bourgades ont fusionné en 1976, les citoyens des Fourons ont constamment appuyé une majorité municipale en faveur de la liste Retour à Liège. Les conseillers municipaux s’insultaient fraternellement, pas en français, pas en néerlandais, mais dans leur dialecte commun.
C’est dans ces années que le fruiticulteur José Happart entre en scène. Happart est un Wallon pur et dur qui vient de la région de Liège. Il s’est installé aux Fourons dans sa jeunesse et, en plus de dix ans, n’a pas appris un mot du dialecte local et, à plus forte raison, de néerlandais. Il s’y refuse tout simplement. Ses voisins, par contre, s’adressent à lui en français, comme à son frère et à ses parents.
Happart est un homme robuste et silencieux. Il garde son contrôle en toutes circonstances et n’élève jamais la voix. Sa carrière est stupéfiante. Tout en taillant ses pommiers, il devient bourgmestre, puis membre du Parlement européen et figure de proue de la Wallonie frustrée. Aujourd’hui, il a quitté les Fourons. Il a été ministre au gouvernement wallon, il est maintenant président du parlement régional wallon.
Happart n’a pas seulement le sens aigu de la tactique politique, il a aussi le sens de l’humour. Rencontrant une de mes amies flamandes à une fête à Liège, il lui a dit : « Ça ne vous gêne pas, Madame, de serrer la main à un terroriste ? » Car c’est la réputation dont Happart jouissait à l’époque auprès des Flamands. Nos journaux le taxaient éternellement de chef de bande fouronnais. Mais Happart a disparu de nos journaux.
Comme ont disparu lesdites « promenades flamandes des Fourons », qui ne sont plus organisées. Quelques centaines de flamingants, dont beaucoup se réclamaient de l’extrême droite, venaient, à grands cris et en rangs fermés, inculquer aux Fouronnais à quel point leur commune était flamande. Ils s’y heurtaient à des groupes de militants socialistes qui avaient juré que les Fourons étaient wallons et devaient retourner à la province de Liège. C’est un de ces jours-là qu’a été tiré un des rares coups de feu occasionnés par cette guerre linguistique, pourtant vieille d’un demi-siècle. Heureusement, personne n’a été mortellement blessé.
Le problème des Fourons paraît se dérober à toute solution, aussi ingénieuse soit-elle, et si les Belges ont quelque chose de génial, c’est bien dans leur capacité à trouver des compromis entre les différentes parties du peuple. C’est sur des querelles de clocher, qui existaient bien avant 1962 et qui n’avaient donc rien à voir avec la langue, des querelles qui pouvaient couver comme dans n’importe quel village, que s’est greffé le grand conflit linguistique belge. Les Fourons étaient dans les années 70 et même plus tard le prétexte rêvé pour faire tomber un gouvernement quand d’autres raisons, moins populaires, poussaient à le faire. Qui se montrait intraitable au sujet des Fourons avait la partie belle dans son propre groupe linguistique, et donc auprès de son électorat.
Mais au cours des années 90, la hache de guerre a été enterrée. Le dynamique ministre de l’Intérieur Louis Tobback ne tolérait plus que Happart fasse encore des siennes ou piétine les lois. Les agitateurs wallons et flamands sont restés chez eux. Une nouvelle loi a imposé à la majorité et à l’opposition de travailler ensemble. La liste Retour à Liège avait encore la majorité, mais elle n’était plus absolue.
Les élections communales du 8 octobre 2000 étaient les premières à offrir la voie des urnes à l’ensemble des citoyens européens. Aux Fourons, ceux-ci sont en majorité des Hollandais, originaires de la région juste au-delà de la frontière. Et le miracle s’accomplit : la liste Retour à Liège perd sa majorité. Le nouveau bourgmestre est la tête de la liste Voerbelangen flamande. Immédiatement, les wallingants ont parlé d épuration ethnique. Mais c’est une rhétorique grandiloquente.
Les deux partis se sont mutuellement poussés à bout, pendant des années, et les wallingants disposaient, tout ce temps durant, d’un plus grand pouvoir de harcèlement. J’espère que la paix est aujourd’hui revenue pour de bon dans les Fourons.
L’autre enclave s’appelle Comines-Warneton, soit Komen-Waasten en néerlandais. Elle est enclose entre la province de la Flandre occidentale et la rivière de la Lys, qui forme d’emblée la frontière avec la France. Du côté français de la Lys, il y a également une petite ville qui s’appelle Comines.
Alors qu’en 1961 et en 1962, le projet de loi sur la frontière linguistique était préparé et discuté au Parlement, cette région faisait encore partie de la Flandre occidentale. Pourtant, on y parlait essentiellement le français, et les habitants étaient satisfaits de leur sort. Ils ne souhaitaient pas dépendre du lointain Hainaut. Le fait est qu’entre eux et cette province, il n’y a pas qu’une partie de la Belgique mais aussi une partie d’un autre pays, la France. Et dans cette région, la frontière linguistique n’était pas une ligne précise, mais une zone vague, qui comptait et compte encore de nombreux bilingues. Les Cominois disent qu’ils sont de vrais Wallons, même si cette conviction n’a que quarante ans. Mais entre-temps, ils apprennent le néerlandais avec zèle, car c’est à Courtrai que l’on trouve du travail. Au recensement linguistique de 1846, 99,3 % des habitants de Bas-Warneton disaient être francophones, en 1866, 83,8 % étaient néerlandophones… et en 1880, 81 % affirmaient de nouveau parler français. Ces chiffres ne témoignent évidemment pas d’une forte identité linguistique. Quant à la crédibilité des recensements linguistiques, j’en parlerai plus tard.
Malgré les résistances, Comines est donc devenue une partie du Hainaut, car en 1962, le législateur est parti du principe que les régions linguistiques devaient rester homogènes et coïncider avec les frontières des provinces. Au nord de la frontière linguistique, on parlerait uniquement le néerlandais, au sud le français.
C’est l’origine de ces deux enclaves.
Sur le plan politique, l’explication est souvent différente. Certains affirment qu’en 1962, les Fourons ont été échangés contre Comines et une autre partie de la Flandre occidentale qui s’est ajoutée à la province du Hainaut, Mouscron. On entend dire que cet échange n’a pas été fructueux pour la Flandre, car Comines compte 18 000 habitants contre 4 000 pour les Fourons. À Comines et à Mouscron, les gens s’étaient adaptés à la nouvelle situation. Depuis, le calme n’y avait été troublé qu’une ou deux fois quand, en 1979, quelques Flamands ont voulu fonder une école maternelle et une école primaire et que les francophones trouvaient qu’ils n’en avaient pas le droit légal. Au journal télévisé, on voyait des bambins courir vers la porte de l’école sous les injures menaçantes d’exaltés francophones. La RTBF francophone a eu le courage d’y consacrer une longue émission, Les sorcières de Comines. Les Cominois en ont éprouvé une telle honte que depuis, la petite école flamande a été laissée en paix, légale ou pas. Ils voulaient éviter à tout prix que leur commune soit comparée aux Fourons. Ils se sont donc violemment indignés quand, dix ans plus tard, on leur a imposé un règlement politique dans le seul but de résoudre le problème des Fourons. Non, ce que les Cominois veulent, c’est, comme la plupart des gens, tout simplement la paix.
L’homogénéité d’une aire linguistique a donc été le principe fondamental du tracé de la frontière linguistique. Celle-ci étant en général très claire, avec ou sans loi, le législateur a pu l’appliquer presque partout, en adaptant ici et là les frontières des provinces : quarante-quatre communes ont ainsi changé sans problème de province. Cela n’a causé que des difficultés d’ordre pratique, pour les gens qui ont dû d’un jour à l’autre s’adresser à un autre chef-lieu administratif.
La stricte définition de la frontière linguistique est clarifiée par l’article 2 de la loi. C’est là que sont mentionnés les hameaux et les terres qui sont passés d’une commune à l’autre en 1962. Un hameau flamand ou une rue flamande pouvait appartenir à un village parlant wallon, ou l’inverse – jusqu’à ce que la Loi linguistique applique son principe d’homogénéité. Le hameau la Corniche (station la Hulpe) passait de la commune flamande d’Overijse à la commune wallonne de La Hulpe ; une terre à gauche de la chaussée d’Alsemberg à Braine-l’Alleud passait à Sint-Genesius-Rode ; la ferme La Bosquée de la commune limbourgeoise Montenaken, au village wallon Cras-Aversnas ; des noms exotiques comme Koekemere, Warresaet ou Al Savate, tout est noté dans l’article 2.
En 1962, on a reconnu des facilités à vingt-cinq communes. Cette attribution implique que l’on reconnaît les droits de la minorité qui parle une autre langue officielle. Plus tard, six communes de la banlieue de Bruxelles viennent s’y ajouter. De ces vingt-cinq communes, douze sont en région néerlandophone et treize en région francophone. Les habitants néerlandophones des communes francophones à facilités usent de leurs droits avec parcimonie. Les habitants francophones des communes néerlandophones à facilités en usent beaucoup plus largement. Parfois, ils ne sont pas francophones et font semblant (les Fourons). Mais pour la plupart, il s’agit de réels francophones et, véritable casse-tête dans la législation belge, parfois ils ne forment même pas une minorité mais une majorité avec les droits d’une minorité. Comment user de ses droits et jusqu’où les étendre, voilà qui est passible d’interprétations multiples et divergentes : l’interprétation francophone est parfois diamétralement opposée à la version néerlandophone.
D’après la loi, les facilités signifient qu’un citoyen allophone d’une commune à facilités peut recevoir un exemplaire d’une série de formulaires dans sa propre langue. Un ministre flamand a voulu il y a quelques années que les francophones manifestent à chaque fois leur volonté de faire usage de ce droit. Le problème n’est pas encore résolu, mais il est clair que la législation linguistique demande à être encore affinée. On peut organiser un enseignement élémentaire dans l’autre langue et le citoyen allophone peut s’adresser à la maison communale dans sa propre langue. Les noms de rues et les poteaux indicateurs sont bilingues. Les conseillers municipaux francophones avaient coutume de parler leur propre langue pendant les réunions du conseil dans les communes flamandes à facilités, ce droit leur a été contesté par les Flamands, et les francophones ont dû céder – momentanément. Dans les communes francophones à facilités, on parle simplement français au conseil municipal.
Quant aux communes wallonnes à facilités pour les Flamands, nous pouvons être brefs. À Comines, Enghien et autres, on voit partout des indicateurs bilingues, dans les vitrines de verre au mur de la maison communale, les Avis côtoient les Berichten. Tout se passe bien. Dans les magasins ou dans la rue, on n’entend pour ainsi dire que le français. Mais les commerçants sont prêts à servir les clients en néerlandais ou en dialecte. Car ces communes sont proches de la frontière linguistique et le client, qu’il soit flamand ou wallon, a toujours raison. Quelques individus trouvent qu’ils défendent les marches de la civilisation contre la barbarie teutonne. De temps à autre, ils entonnent la Marseillaise, mais cela ne signifie rien dans la vie quotidienne.
Dans la série de communes flamandes à facilités pour les francophones, il en va à peu près de même. Aucun problème, par exemple, à Mesen (Flandre occidentale), Ronse (Flandre orientale), Bever (Brabant) ou Herstappe (Limbourg). Les francophones font de moins en moins usage de leurs droits, et on entend un peu plus parler le français qu’ailleurs en Flandre.
Donc, jusqu’ici, on peut dire que le règlement légal et la pratique cordiale sont des solutions exemplaires pour les zones de transition.
Il en va tout autrement pour les six communes de la banlieue bruxelloise. Elles n’appartiennent pas à Bruxelles pour la seule et unique raison que le Parlement flamand craint qu’une vague de francisation noie les alentours néerlandophones de Bruxelles. Les riches francophones qui y ont bâti de riantes villas depuis quelques dizaines d’années, soumettent les simples villageois à une lourde pression sociale. Trois communes au moins (Kraainem, Linkebeek, Wezembeek-Oppem) ont une claire majorité francophone. Dans trois autres, Drogenbos, Wemmel et Sint-Genesius-Rode, la relation linguistique est plus équilibrée. Drogenbos diffère légèrement des autres, dans la mesure où la francisation n’a pas été réalisée par des bourgeois nantis, mais par l’afflux de travailleurs wallons. À Sint-Genesius-Rode – soit Rhode-Saint-Genèse en français – les Flamands ont longtemps eu la majorité, mais aux élections municipales de 1994 et de 2000, les francophones l’ont emporté.
Qu’une majorité n’ait que les droits d’une minorité, voilà une situation difficilement acceptable, surtout quand on est francophone et/ou qu’on est riche. Personne n’aime céder les privilèges d’une longue hégémonie. Les immigrants ou leurs enfants ne comprennent pas qu’ils ne peuvent conserver tous les droits des francophones bruxellois dans des villages du Brabant flamand. Bruxelles est tout proche, ils y ont leur travail, leurs écoles, leurs magasins. Lorsque les Flamands disent : « Nous ne nous laisserons plus piétiner », les francophones l’entendent comme une atteinte à leurs libertés, qualifient la conception flamande du droit de « droit du sol », en référence à Blut und Boden. Ils oublient qu’en France, le droit du sol est inaliénable.
Dans les communes de la banlieue bruxelloise (pas dans toutes – dans la vieille commune industrielle de Drogenbos, par exemple, le bourgmestre bilingue, un patriarche, maintient depuis des années la paix et l’équilibre), l’interprétation flamande des facilités est irréconciliable avec les exigences francophones. Les Flamands trouvent que les facilités sont une aménité définie par la loi. Des gens qui parlent une autre langue viennent s’installer dans nos villages. Nous les aidons un peu jusqu’à ce qu’ils s’adaptent avec le temps à leur nouvel environnement. Les facilités sont un système de transition. Les francophones, quant à eux, trouvent que ces facilités sont un droit pour des gens qui veulent pouvoir parler leur langue partout et que ce droit doit être préservé et même élargi. Ils demandent donc depuis des années des facilités dans plus de communes, sous plus de formes, et indéfiniment. Ils exigent pour les francophones de la banlieue bruxelloise les mêmes droits que ceux des Flamands de Bruxelles. Les facilités sont un droit permanent, inscrit maintenant dans la constitution.
Chacune de ces deux interprétations est spécieuse.
Les Flamands méjugent de la réalité. Les francophones ne veulent pas et ne voudront jamais s’adapter. Pourquoi le feraient-ils ? La proximité de Bruxelles leur permet de rester francophones, ils ont leurs propres clubs et associations, les facilités sont, comme on dit, « en béton » et ils sont secondés par de nombreux étrangers fortunés qui ne daignent pas apprendre le néerlandais, et reprennent donc à leur compte le mépris et l’incompréhension dont font preuve les francophones.
Les francophones croient et disent qu’ils se battent pour la liberté, alors qu’ils méconnaissent la liberté des autres. Bruxelles s’est francisée après deux siècles de coercition, d’abus de pouvoir, de dédain infini pour la langue des petites gens. Et c’est la capitale d’un pays bilingue. C’est ce que savent les Flamands et ils n’accorderont jamais aux francophones de la banlieue les mêmes droits que ceux dont jouissent les Flamands bruxellois.
Chez mes parents, nous étions abonnés entre autres à La Libre Belgique, un journal bien-pensant, très conservateur, catholique et royaliste, qui a vu le jour en tant que journal clandestin mais traditionnellement patriotique pendant la Première Guerre mondiale. La Libre avait des milliers d’abonnés flamands : les Flamands francophones des classes aisées (y en avait-il d’autres ?) de Gand, Bruges et d’Anvers lisaient ce journal, mais aussi des gens qui ne parlaient pas nécessairement le français à la maison, comme nous. C’est entre autres à la Libre que je dois de lire le français presque aussi aisément que le néerlandais.
En 1961 et en 1962, j’ai lu tous les jours la rubrique La journée e n page deux. Quotidiennement, cette bonne bourgeoise de La Libre montait aux créneaux contre le clichage de la frontière linguistique, c’est-à-dire sa définition. La rédaction trouvait insupportable l’idée que l’on partage la Belgique en deux et même en trois régions linguistiques. Les lettres des lecteurs surtout, étaient de véritables cris du cœur de bons bourgeois des villes et des villages de Flandre, qui constataient à leur grand effroi qu’ils seraient désormais considérés comme des néerlandophones et que leur français ne leur serait plus d’aucune utilité à la maison communale ou à la poste. Quarante ans plus tard, ces réactions paraissent insolites. La frontière linguistique existait depuis plus de mille ans, pourquoi ne pouvait-elle pas être officiellement reconnue ?
La situation était bien plus complexe qu’il n’y paraît à première vue. Deux frontières linguistiques coïncideraient, à dater de 1962 : l’antique et réelle frontière linguistique géographique, et la frontière linguistique légale, tandis qu’à l’intérieur même de la Flandre, la frontière linguistique sociale entre les classes aisées et le petit peuple serait effacée.
Jusqu’au XXe siècle, la frontière linguistique franco-néerlandaise était incontestablement située en République française : quelque part entre Dunkerque, Cassel et la bande au nord de Lille. Cette frontière a donc glissé vers le nord. Elle correspond maintenant plus ou moins avec la frontière entre le Royaume de Belgique et la République française, celle qui sépare la province de Flandre occidentale et le département du Nord. Dans des villes comme Steenvoorde, Hazebrouck ou Wormhout, on n’entend parler que le français. C’est la conséquence d’une coercition et même d’une terreur à l’école : Interdit de parler le flamand. La grande République française, celle des Lumières, a d’ailleurs appliqué cette politique de Gleichschaltung, de nivellement dans toutes les régions où d’autres langues étaient parlées, surtout par le biais des écoles publiques, de l’administration et du service militaire. Le XXe siècle a fait le reste par la radio, la télévision, l’automobile et l’amélioration du réseau routier. La politique d’assimilation française a brillamment réussi, dans le département du Nord tout autant que dans les autres où l’on parlait d’autres langues que le français, et c’est un tour de force quand on pense qu’en 1835, seuls 23 des 90 départements parlaient français.
En Belgique, la frontière linguistique est demeurée presque partout étonnamment stable. En mille ans, les glissements sont minimes. Dans le Brabant, par exemple, la petite ville d’Op-en-Neerheylissem, maintenant Hélécine, s’est francisée insensiblement au cours du XVIIe et du XVIIIe siècle. À Mouscron, en 1846, plus de 90 % de la population parlait un dialecte de la langue d’oïl, le picard, et la population est devenue bilingue par l’arrivée d’ouvriers de l’industrie textile, venus de la Flandre occidentale. Toujours en 1846, dans le village de Flandre occidentale de Rekkem, à la frontière française, 67 % des habitants parlent français, à Spiere jusqu’à 90 %. Aujourd’hui, Rekkem est sans conteste un village flamand et Spiere, un village flamand à facilités. Il y a même des villages avec un authentique nom néerlandais, comme Dongelberg, où l’on parle depuis des siècles le wallon ou le français : Waterloo en est l’exemple le plus célèbre.
La Belgique avait un seul moyen de savoir combien de gens parlaient français, néerlandais ou allemand. De pair avec les recensements de populations, on organisait régulièrement des recensements linguistiques. Ces décomptes n’étaient pas toujours fiables. Ils ont d’abord été tenus sur l’initiative d’Adolphe Quételet, mathématicien, directeur de l’Observatoire royal et inventeur de la statistique. Ce génial Gantois francophone poussa le gouvernement belge à fonder une Commission Centrale des Statistiques en 1841. Cette commission voulait entre autres savoir quelle était la situation des « langues usitées en Belgique. » Ces messieurs avaient une foi illimitée et inébranlable dans les chiffres et dans « l’Apport de la Science au Progrès des Peuples. »
Au premier recensement linguistique de 1846, on commet sans doute quelques erreurs. Cela m’étonne d’ailleurs que l’on ne puisse en relever que si peu. L’intérêt pour la langue des gens du peuple était nouveau, et le recensement de « qui parle quoi » passait pour une idée révolutionnaire. Les moyens étaient loin d’être raffinés, les distances (mesurées en temps) énormes, le contrôle n’a pu être que primitif. Malgré tous ces obstacles, le recensement de 1846 est encore considéré comme le plus fiable de tous ceux qui ont été tenus : ses résultats coïncident avec des données scientifiques ultérieures. J’ai déjà donné l’exemple de Rekkem. Il y a eu d’autres communes qui étaient à l’époque presque entièrement francophones, comme Zandvoorde, par exemple, et qui appartiennent aujourd’hui sans problème au pays flamand.
Plus tard, les recensements linguistiques ne sont plus si fiables. Quételet et ses commissaires avaient fait demander en 1846 quelle était la langue usuelle parlée. Les recensements suivants demandent combien des trois langues nationales les gens savaient parler. Immédiatement, le nombre de néerlandophones diminue au profit des bilingues. À dater de 1910, on demande aussi aux gens quelle langue ils parlent le plus. Peu à peu, le recensement linguistique tourne au référendum, surtout à partir de 1932, quand on décide que la langue officielle d’une commune peut changer si 30 % au moins de la population parle une autre langue. Ce n’est que par cette association que le recensement devient un moyen politique et par conséquent, manipulé. Les recenseurs persuadent parfois les gens d’indiquer le français au lieu du néerlandais, les formulaires sont falsifiés, comme dans la ville frontalière de Ronse, où l’on trafique en faveur de la minorité francophone fortunée. Le recensement de 1947, surtout, est contesté par le côté flamand. Les résultats, qui défavorisaient les Flamands, n’ont été divulgués qu’en 1954. Un gouvernement catholique homogène avait refusé de le faire auparavant. Le cabinet libéral-socialiste qui entre en fonction en 1954 est plus fortement soumis à l’influence francophone.
Le mouvement flamand commença à s’élever plus vigoureusement contre ce qu’il appelait du vol de territoire. Lorsqu’à la fin des années 50, un nouveau recensement linguistique est organisé, plus de trois cents municipalités flamandes refusent de distribuer les formulaires à la population. Il n’y avait pas que des petits bourgmestres de village pour les refuser, Anvers faisait aussi partie des contestataires. Les Flamands voulaient que la frontière linguistique soit enfin déterminée. Les francophones trouvaient ce procédé dictatorial. Que l’on laisse tranquillement et en toute liberté les gens parler ce qu’ils veulent, telle était leur opinion. Mais ce qu’ils voulaient dire, c’était : que l’on laisse les gens parler tranquillement français.
La frontière linguistique a été définie légalement en 1962 et elle est devenue la confirmation définitive du principe de territorialité. Cela veut dire qu’une langue se rapporte à une région, que les frontières de cette région et donc aussi de la langue sont fixes et que les gens qui s’établissent dans cette région doivent s’adapter à la langue officielle. Ce que l’on parle chez soi ne concerne pas le législateur.
Lorsque la législation linguistique de 1930 et de 1932 est discutée au Parlement, les libéraux francophones s’insurgent contre le principe de territorialité parce que leur électorat se compose en grande partie de la haute bourgeoisie – évidemment francophone – des provinces flamandes. Celle-ci était si habituée au confort de l’enseignement francophone dans les villes flamandes (pour que les enfants ne soient pas forcés d’user leurs fonds de culottes sur les mêmes bancs d’école que ces rustres de Flamands) qu’on en fit une question de principe. Mais le suffrage était déjà assez universel pour qu’on puisse dans ce cas exiger un enseignement dans leur langue pour les ouvriers flamands de Liège ou de Charleroi. Cette idée était insupportable aux Wallons, qui n’ont jamais toléré une atteinte à leur intégrité territoriale. La territorialité en Wallonie, la liberté de langue en Flandre, voilà le principe dont ils rêvaient. Les propositions visant à officialiser les deux langues dans toute la Belgique, de Wuustwezel à Saint-Ghislain, d’Ostende à Vielsalm, et la volonté de les traiter d’égal à égal, se sont heurtées au refus bruyant et catégorique des Flamands, mais aussi et surtout des Wallons. En prenant du recul, l’intransigeance wallonne a été bénéfique aux Flamands et à la langue néerlandaise. Vu les relations sociales en 1932, un bilinguisme général aurait signifié à terme la francisation des provinces flamandes.
Le monolinguisme du Nord et du Sud a donc été atteint en 1932. Seule la frontière entre les deux régions n’était pas définie. Mais qu’elle le serait un jour était une conséquence logique de l’application du monolinguisme, du principe de territorialité.
Cette application ne démarra d’ailleurs pas en flèche ; une loi linguistique en Belgique, c’était surtout quelque chose qui vivait sur le papier ; il fallait à chaque fois avoir recours à des moyens illégaux pour obtenir l’application de la légalité. L’exemple le plus fameux est celui de Flor Grammens qui, dans les années 30, allait arracher ou repeindre des inscriptions officielles en français partout où, selon la loi, elles n’auraient plus dû exister. Et moi, petit garçon, dans les années 50, j’ai appris par ces panneaux qu’Andreas Vesalius s’appelait aussi André Vésale et j’ai ainsi connu mon adresse en néerlandais et en français.
Nous n’avons aucune certitude en ce qui concerne la naissance de la frontière linguistique. Diverses hypothèses ont été échafaudées, toutes aussi plausibles les unes que les autres. L’historien Godefroid Kurth affirme que la frontière linguistique est la ligne jusqu’à laquelle ont avancé les tribus franques, au Ve siècle après J.-C. La frontière linguistique serait donc un reliquat des grandes migrations, du temps de la chute de l’Empire romain. Avant ce Ve siècle, nos contrées habitées de Germains et de Celtes étaient déjà romanisées. Kurth affirme encore que les Francs se sont butés à ladite Carbonaria Silva, l’ancienne forêt carbonifère, et à des restes de la ceinture de fortifications romaines au nord de la grande chaussée fortifiée Bavay-Cologne. Cette route militaire allait d’ouest en est, tout comme la frontière linguistique. Mais entre-temps on a prouvé que la forêt carbonifère s’étendait plutôt du nord au sud. La forêt de Meerdael près de Louvain et la forêt de Soignes près de Bruxelles sont des vestiges de cette grande forêt. Et la forêt de Meerdael est une frontière hermétique, nous l’avons déjà vu au début de ce chapitre.
Plus tard, cette théorie sera nuancée. La plus importante des contributions est sans doute celle du toponymiste gantois Maurits Gysseling. Avant même que Jules César soumette nos contrées à l’empire romain (85-51 av. J.-C.), des tribus germaniques étaient déjà venues s’installer dans la Belgique actuelle. Elles n’avaient pas massacré la population. Cet amalgame fut donc par la suite romanisé. Mais au IIe et au IIIe siècles de notre ère, on rencontre encore en Gaule septentrionale autant de patronymes latins que de patronymes autochtones. Il est difficile de s’imaginer à quel point la romanisation avait pénétré la vie quotidienne. La lingua franca était-elle bien le latin ? Seuls les écrits nous sont parvenus, mais cela ne nous dit que peu de chose sur la langue parlée d’une société dans laquelle personne ou presque ne savait lire ni écrire. Parlait-on un allemand latinisé ? Ou y avait-il des influences celtes ? Était-on polyglotte ? L’aire linguistique était-elle homogène ? Gysseling mentionne par exemple un îlot linguistique celte et des poches germaniques sur la carte.
À la fin du IIIe siècle de notre ère, des groupes de Francs, des Germains donc, traversent nos régions. Vaincus par les Romains, les envahisseurs sont parfois utilisés pour coloniser des régions peu peuplées. Ils s’installent donc tant au Nord qu’au Sud, au sein de la population gallo-romaine. Les Francs sont loin de former une unité homogène. On parle de Saliens, de Chamaves, de Bructères, de Chattuariens, de Chauques… Au Ve siècle, ils sont censés garder le Rhin. Mais rien n’y fait. La dernière nuit de l’an 406, les hordes germaniques franchissent le limes rhénan.
Une grande partie de la Gaule devient une aire mixte romano-germanique. Au Sud, les Francs qui y habitent depuis l’ère romaine ont adopté le parler local. Au Nord, ils ont absorbé les Gallo-Romains. La frontière linguistique ne serait donc pas tant la ligne qui indique où la conquête germanique se serait arrêtée, mais la ligne où la germanisation et la romanisation se tenaient en équilibre.
Ce clivage entre des aires linguistiques homogènes serait déjà défini au XIIIe siècle, d’après Gysseling. Il faut également tenir compte d’une large aire de transition dans la Moyenne Belgique et d’îlots linguistiques romans en aire germanique, et germaniques en aire romane. Ainsi Saint-Trond (Sint-Truiden en néerlandais) était essentiellement roman au bas Moyen Âge et Louvain sans doute en partie jusqu’au IXe siècle. Mais Vaals, aux Pays-Bas, et une partie de la vallée de la Moselle en Allemagne étaient aussi romans : dans certains villages, on peut même retracer l’élément roman jusqu’au XIIe siècle.
Mais il y a encore d’autres données qui ne sauraient être l’effet du hasard.
La frontière linguistique est parallèle avec une frontière entre deux types d’habitat. Au nord, ils sont francs, c’est-à-dire dispersés, au sud, ils sont concentrés, c’est-à-dire gallo-romains.
La conjoncture la plus bizarre est celle-ci : la frontière linguistique suivrait la ligne qui circonscrit la langue belge hypothétique, préhistorique et disparue, la langue qui aurait été parlée par quelques tribus avant l’arrivée des Romains. Au nord de cette ligne, la région, déjà très peu peuplée, le fut encore moins après que les Romains eurent décimé ses habitants, les Éburons. Dans ce cas, la frontière linguistique ne serait pas vieille de mille, mais de plus de deux mille ans. Elle séparerait seulement d’autres langues qu’alors.
La frontière linguistique est une donnée immémoriale. Les langues qui sont parlées n’ont rien à voir avec les origines ethniques des locuteurs. Dire des Flamands qu’ils sont des Germains et des Wallons qu’ils sont des Latins, n’a que peu de sens. Il y a des dialectes germaniques et des dialectes romans. Ils sont parlés par des gens qui se ressemblent beaucoup, qui sont voisins. En Belgique, la frontière entre les dialectes est quasiment fixe depuis des siècles. Par ailleurs, l’usage des langues officielles en lieu et place des patois est explicitement déterminé par la scolarité obligatoire, l’appareil étatique et, plus récemment, les médias. La conséquence, d’après moi, est que dans notre pays les mécanismes d’uniformisation de part et d’autre de la frontière linguistique ont eu pour effet que Flamands et Wallons, si semblables depuis si longtemps, se sont mis à se ressembler de moins en moins. N’empêche, dire des Flamands qu’ils sont des Germains et des Wallons qu’ils sont des Latins n’a que peu de sens.
La frontière linguistique géographique a fait tomber des gouvernements. Des dizaines de milliers de gens sont à maintes reprises descendus dans la rue pour hurler toutes sortes d’exigences concernant cette frontière. Des métallos wallons à foulard rouge et des fascistes flamands au crâne rasé, sacrifiant leur repos dominical, en sont venus aux mains dans des paysages bucoliques. Des députés et des sénateurs se sont essoufflés dans des débats sans fin, sacrifiant leur repos nocturne – tout cela pour la frontière linguistique.
Pour comble de malheur, il existe une autre frontière linguistique. On n’y a consacré que peu de travail législatif, personne n’est descendu dans la rue, les polémiques sont rares. Elle existe encore, bien qu’elle ait perdu de son importance. Il s’agit de la frontière linguistique sociale, qui a peut-être occupé une place encore plus importante dans l’histoire de la Belgique que la frontière géographique.
Dans les villages, c’était la langue qui dissociait le baron des paysans, le médecin et le notaire du rustre illettré. Dans les villes, les brasseurs d’affaires parlaient français et les boutiquiers s’y efforçaient. Au Conseil des Ministres, on n’a parlé que le français jusqu’en 1962, plus de cent trente ans après l’indépendance. La langue de la Cour, bien entendu, était et est encore le français.
En 1973, le Décret de septembre entre en vigueur. Il définit que la langue utilisée dans les entreprises de Flandre doit être le néerlandais : une atteinte inadmissible à la liberté linguistique, estiment les francophones. Que le directeur d’une usine d’Ostende ou de Turnhout, cent quarante ans après l’indépendance, puisse invectiver son personnel en français, que les règlements et les instructions aux salariés soient rédigés en français, voilà ce que les francophones considèrent comme le summum de la liberté, je suppose. Les patrons ont, toujours et partout, plus raison que leurs subalternes, et toujours et partout, les patrons appellent cela la liberté. Dans les provinces flamandes, la ligne universelle de séparation entre le patron et son personnel coïncidait avec une frontière linguistique, une frontière sociale. Quelqu’un parlait-il français dans une entreprise, il était patron ou membre de la direction, parlait-il néerlandais, il était subalterne. Cette relation maître-esclave n’a changé que dans les années 70, rapidement d’ailleurs. La vie d’entreprise flamande est toujours aussi capitaliste qu’auparavant, cela va sans dire. Mais le patron parle maintenant la plupart du temps la langue de ses ouvriers, plus qu’aux Pays-Bas, même, car chez nous, il parlera le même dialecte avec le même accent. Les dernières années, un phénomène nouveau et bien étrange pour la Flandre se manifeste. Il est strictement interdit de parler français avec son personnel, mais l’anglais est accepté. Dans le passé, tout flamingant qui se respecte se rebiffait parce que les conseils d’administration se déroulaient en français. Dans le passé également, un bon francophone de la bourgeoisie flamande se hérissait d’horreur à l’idée de devoir s’adresser à ses actionnaires en néerlandais. Maintenant, ces mêmes personnes s’entretiennent tout bonnement et servilement en anglais. Du moins, si l’on peut qualifier d’anglais le charabia inarticulé qu’ils produisent.
Dans la vie quotidienne, le revirement a été spectaculaire. On ne vous regarde plus avec mépris si vous commandez quelque chose en néerlandais dans un établissement sélect. En Flandre, le français a complètement disparu de la vie publique. Il se cantonne aux clubs de golf, à la vie privée, aux fêtes de famille, il est devenu la langue privée des gens chics, il fait office de code pour le véritable beau monde. Je vous souhaite une super année 1993 à tous les deux : ainsi est rédigée la carte de vœux de Nouvel An que le bourgmestre d’une commune au nord d’Anvers envoie à un couple flamand qui habite une autre commune au nord d’Anvers.
La langue de la noblesse, en Flandre, est encore en grande partie le français. Mais ils connaissent tous le néerlandais, car ils ne tiennent pas à perdre leurs sacro-saintes situations dans les banques et les entreprises.
C’est un reliquat du passé et je ne le rejette pas. On ne peut régir l’usage de la langue privée par des règlements légaux sans tomber dans le plus incommodant des despotismes. Et même si l’on pouvait interdire le français dans ces cercles, ce que je ne souhaite certainement pas, la haute société trouverait d’autres codes pour se différencier. L’histoire belge est ce qu’elle est. En Flandre, la bourgeoisie et la noblesse ont pensé pendant deux cents ans qu’elles devaient se distinguer des classes populaires en parlant le français. Parler le néerlandais, c’était inconvenant et même grossier. Rien ne vous empêchait de lamper bruyamment votre potage ou de parler néerlandais à une soirée mondaine, mais « cela ne se faisait pas ».
Tout ceci n’est pas entièrement du domaine du passé. En tout cas, la bourgeoisie et la noblesse ne peuvent plus faire comme si la langue du peuple n’existait pas. Cette langue contrôle la vie publique. Et ce passé injuste et humiliant nous a donné un grand avantage. Nous connaissons aussi le français, cette langue nous est familière. Et c’est un savoir que nous nous devons de cultiver. Tout le monde n’a pas la chance de côtoyer et d’apprendre, gratuitement, sur les bancs de l’école publique, dans son milieu, une langue aussi différente de la sienne. Le français a été et demeure une langue mondiale et c’est un contrepoids bienvenu à l’impérialisme brutal de l’anglais (que nous connaissons aussi). En Flandre, le français ne menace plus le néerlandais. Aujourd’hui, ce sont les Flamands qui sont un danger pour leur propre langue.
[Extrait de Le labyrinthe belge, essai traduit du néerlandais par Monique Nagielkopf et Marnix Vincent, à paraître en octobre 2004 aux éditions Le Castor Astral]