La disparition de Jacob D.

Sara Dombret,

– Que pouvez-vous nous dire de la victime ?

– Eh bien, pas grand-chose. Je ne le connais pas vraiment.

– Vous l’avez pourtant rencontré à plusieurs reprises avant sa disparition.

– Oui, mais je ne peux pas vous dire grand-chose sur lui.

– Mademoiselle Menèse, c’est à nous de décider si ce que vous avez à dire est intéressant ou non. Je répète ma question : que pouvez-vous nous dire sur Jacob D. ?

– Je l’ai rencontré deux ou trois fois. Nous avons eu de longues discussions sur la littérature.

– Dans quel cadre l’avez-vous rencontré ?

– Disons que j’ai saisi une opportunité. Vous savez, une minute en présence d’une personne comme Jacob D. est plus nourrissante qu’un bon gros plat de carbonnades flamandes.

– Vous comparez Jacob D. à des carbonnades ?

– Bien sûr que non. C’est juste qu’une rencontre avec Jacob D. met votre cerveau dans le même état que votre estomac quand il a abusé de nourriture. C’est ça que je veux dire. Vous voyez ce que je veux dire !

– Pas vraiment, mais passons. Connaissez-vous une certaine « Bobette » ? Nous pensons qu’il pourrait avoir eu une liaison avec elle.

– Pour sûr qu’il en a eu une liaison avec Bobette. Mais ce n’est pas ce que vous croyez. Bobette est un des pseudonymes de Simenon. Et il a une magnifique liaison avec Simenon, mais pas dans le sens où vous l’entendez bien sûr.

– Alors, Bobette n’est pas La Femme à l’imperméable ? Nous avons trouvé cette femme mentionnée dans plusieurs documents.

– La Femme à l’imperméable ? Bon Dieu ! Vous cherchez Jacob D. et vous ne connaissez pas La Femme à l’imperméable !

– Qui est-ce ?

– Un personnage de fiction !

– Elle non plus n’existe pas alors ?

– Comment ça, elle n’existe pas ? À mon avis, elle est bien plus réelle pour Jacob que vous ne le serez jamais pour lui ! Mais vous avez peut-être raison. Il est toujours tellement sollicité. Il s’est peut-être éclipsé pour en finir avec elle…

– En finir avec elle ? Mais vous venez de dire que La Femme à l’imperméable était un personnage de fiction ! Absurde !

– Personnage de fiction ou pas, il a peut-être estimé qu’il était temps qu’il s’en occupe.

– Mademoiselle, ce que vous dites n’a aucun sens. Bon, la dernière fois que vous l’avez vu, avait-il l’air nerveux ou préoccupé ?

– Non, mais comme je ne le connaissais pas, c’est possible que je ne l’aie pas remarqué.

– On tourne en rond…

– Vous savez, je pense que ce n’est pas un homme comme un autre. Et encore une fois, je ne le connais pas suffisamment. Vous l’avez déjà rencontré ?

– Quelle importance ?

– Et bien, si vous l’aviez rencontré, vous comprendriez ce que je veux dire. Jacob est un être mystérieux. À lui seul, je pense qu’il représente la mémoire de toute notre littérature. Pourtant, il a toujours refusé de devenir juge. Quand je l’ai rencontré, j’ai tout de suite compris à quel point c’était un grand homme. Un vrai grand homme. Et son humilité y participe. Un homme si simple. Et pourtant, différent, très différent des autres. Au-dessus. Je pense qu’il aurait détesté que je dise ça. Il est profondément bon. L’égalité, c’est important pour lui.

– Revenons à la dernière fois que vous l’avez vu. De quoi avait-il l’air ?

– Si vous tenez absolument à ce que je lui donne un « air », je dirais qu’il avait l’air triste. C’est étrange d’ailleurs, parce qu’en même temps, il y avait de la joie dans son visage. Un sourire généreux et des yeux pétillants. Mais il y avait quelque chose dans son regard, derrière la joie je dirais.

– Avez-vous une idée des raisons pour lesquelles il aurait pu être triste ?

– Aujourd’hui, il suffit d’ouvrir un journal pour avoir des raisons d’être triste !

– Où vous rencontriez-vous ?

– Toujours dans son bureau, à l’Académie.

– Avez-vous remarqué quelque chose de spécial ?

– Eh bien, j’ai été frappée par le désordre. Pour arriver à son bureau et à la salle de réunion, il faut traverser deux antichambres. Les livres y tyrannisent l’espace. Mais je ne pense pas qu’il y avait là quelque chose d’anormal. Ça devait être comme ça depuis un certain temps. Je suis sûre qu’on aurait pu faire de la « librochronologie » en analysant les livres empilés. Par contre, étrangement, le bureau et la salle de réunion sont parfaitement rangés. Presque dépouillés malgré les murs recouverts de bibliothèques, de peinture, de gravures. C’est comme si ces antichambres étaient le reflet de son inconscient où il amasse quantité de choses. Et son bureau, l’ordre, le dépouillement, refléteraient son raisonnement. Toujours clair. Vous savez, Jacob, contrairement à beaucoup d’intellectuels, a réussi à maintenir en vie l’enfant qu’il a dû être. J’imagine bien Jacob enfant jouer dans l’antichambre et en sortir avec ses trouvailles. Et Jacob adulte, l’écoutant toujours et lui disant tantôt, « c’est bien mon petit, c’est intéressant ça » ou au contraire, « retourne encore un peu avec tes amis ». Parce que Jacob avait compris que pour maintenir la vitalité de l’enfant, il ne faut pas le brimer.

– De la « librochronologie » ?

– Comme la dendrochronologie, mais avec des livres.

– Et à part le désordre autre chose ?

– Mais je viens de vous le dire : tout m’a marquée dans son bureau. Sauf que rien ne semblait anormal. Au contraire.

– Vous ne nous aidez vraiment pas. Je ne crois pas que vous vous rendiez compte de la situation. Cette disparition est particulièrement inquiétante. Plus nous attendons, moins nous avons de chances de le retrouver. Faites un effort. Essayez de vous souvenir, un détail qui vous aurait marqué.

– Vous savez, Jacob aime les intrigues. Il vous aura orchestré un mauvais tour. Sa vie est à la fois un voyage et une symphonie.

– Mademoiselle, à cet instant, rien ne permet d’affirmer qu’il s’agisse d’une disparition volontaire. Revenons-en aux faits si vous voulez bien.

– Mais puisque je vous dis que vous perdez votre temps avec moi. Tout ce que je pourrais vous dire est marginal. Interrogez ses proches. Ils auront sûrement beaucoup plus de choses à vous apprendre.

– Chaque personne qu’il a rencontrée avant sa disparition détient un élément de l’énigme.

– Probablement. Mais dites-moi, que cherchez-vous ? Le retrouver ou percer son mystère ? Parce que ce sont deux choses différentes.

– Pour le retrouver, nous devons découvrir son secret.

– Vous ne le découvrirez jamais. Jacob n’est pas de ces personnes qu’on attrape ni qu’on rattrape d’ailleurs. Insaisissable. Vous avez lu ses livres ?

– Nous n’avons pas le temps.

– Bien sûr ! Les gens n’ont jamais le temps. Vous voulez percer son mystère mais vous ne l’avez jamais rencontré et vous n’avez pas lu ses livres. En fait, vous espérez que je fasse le travail à votre place. Désolée. Découvrir le secret de Jacob n’est pas de ces tâches qu’on délègue. Rien de ce que je pourrais vous dire ne vous aidera. Plus je vous en dirai, plus le mystère s’approfondira. Plus vous approcherez de Jacob, plus il vous échappera. Qu’avez-vous noté sur votre feuille ? Jacob D. : homme, 74 ans, porte des lunettes. Sa taille, peut-être. Et les gens, que vous ont-ils dit ? Ils ont énuméré ses œuvres, la pertinence de ses écrits, de ses interviews ? Son rôle dans le paysage littéraire belge ? Un homme important, assurément. Brillant, certainement. Mais ça ne vous dit rien de l’homme. Au mieux, ça vous donne une idée de son engagement. Mais ce n’est pas un hommage que vous êtes en train de faire. Vous cherchez Jacob D. Croyez-vous qu’on trouve les gens dans les hommages qui leur sont rendus ? La seule personne qu’on trouve dans ce genre de témoignage, c’est celui qui l’a écrit. Vous voulez que je vous parle de Jacob D. ? Comme le pourrais-je ? La seule chose dont je finirais par vous parler, c’est de moi. Quel intérêt ?

– Commandant !

– Qu’est-ce que vous fichez là ?

– On l’a retrouvé.

– Où ?

 Dans le ventre de la baleine.

Partager