Le rang de la vieille fée étant venu, elle dit que la princesse se percerait la main d’un fuseau et qu’elle en mourrait. Ce terrible don fit frémir toute la compagnie, et il n’y eut personne qui ne pleurât. Dans ce moment, la dernière fée dit tout haut ces paroles : “Rassurez-vous, roi et reine, votre fille n’en mourra point (…) ; elle tombera seulement dans un profond sommeil qui durera cent ans, au bout desquels le fils d’un roi viendra la réveiller.”
(…)
Au bout de cent ans, le fils du roi qui régnait alors, et qui était d’une autre famille que la princesse endormie, (…) se mit à genoux auprès d’elle. Alors, comme la fin de l’enchantement était venue, la princesse s’éveilla. Est-ce vous, mon prince ? lui dit-elle ; vous vous êtes bien fait attendre…
La princesse, confiante dans son destin, demanda ensuite tout à trac à son prince charmant :
— Quand nous marions-nous ?
Le prince éclata de rire.
— Nous marier ? Mais pour quoi faire ?
— Vous ne m’aimez donc point ?
— Je vous ai chérie dès que mes yeux ont eu l’heur de se poser sur vous. Mais c’est en vérité parce que je vous aime que je ne veux point vous épouser : si nous nous marions, nous avons trente-cinq chances sur la centaine de divorcer après trois années. Alors que si nous ne nous marions point, nous nous aimerons peut-être pour toute la vie !
— Mais nous devons passer devant l’autel pour que nos enfants soient légitimes ! Nous ne pouvons engendrer des bâtards. Et jamais je n’oserais dire à mes parents que je porte la vie si je ne suis votre épouse.
— Gente Dame, pendant que vous dormiez, la société s’est éveillée. Les enfants sont tous égaux en droit et le mariage est pour tous désormais.
— S’il est pour tous, pourquoi ne serait-il pas pour nous ?
— Parce que “pour tous” veut en fait surtout dire pour les couples de même sexe. Les couples de sexe différent n’en veulent plus guère…
— Si je vous entends bien, le mariage est à ce jour une forteresse assiégée : ceux qui sont à l’extérieur veulent y rentrer et ceux qui sont à l’intérieur veulent en sortir !
— Vous n’avez pas tort.
— Mais pourquoi deux hommes ou deux femmes voudraient-ils se marier puisqu’ils ne peuvent quoi qu’il en soit point concevoir ?
Le prince charmant la regarda, assez déconcerté.
— Voyons, belle princesse, la procréation n’est pas consubstantielle au mariage !
— Mais le mariage est la société de l’homme et de la femme qui s’unissent pour perpétuer l’espèce et pour partager leur commune destinée !
— Ma mie, l’on peut partager une commune destinée sans se marier ou encore se marier sans pour autant souhaiter perpétuer l’espèce…
— Vous n’entendez pas avoir de descendance ?
— Je n’ai point dit cela. Je dis simplement que la procréation n’est pas la substance même du mariage.
— Ah… Mais quelle est alors la substance même du mariage ?
— L’amour !
— Y compris entre deux femmes ou deux hommes ?
— Mais pourquoi pas, s’ils s’aiment ! D’ailleurs, il n’y a point d’empêchement à ce qu’ils aient des enfants.
— Mais comment donc deux mâles ou deux femelles pourraient-ils procréer ensemble ? La nature est ainsi faite que les deux sexes sont complémentaires pour que l’espèce humaine se reproduise et que se perpétue notre race.
— Sacrebleu, ma princesse, il est inconvenant de tenir un tel discours ce jour d’hui ! La notion de sexe, comme celle de race d’ailleurs, est bannie !
— Comment se pourrait-il donc que la notion de sexe n’existât plus ? Je suis femme, et vous êtes un homme ! Cela, au moins, n’a apparemment pas changé !
— Certes, mais il est conseillé aujourd’hui de parler de genre, et non de sexe. Car la science a démontré que nos différences, ma mie, sont essentiellement culturelles, ou sociales si vous voulez, bien moins que naturelles. Comme le prône notre bon roi Louise, il serait temps que la mention du sexe disparaisse de l’acte de naissance et de tous les documents officiels.
— Dieu du ciel, nous n’aurions donc ni des filles ni des garçons ?
— Fi donc de cette ancienne coutume consistant à ranger les sujets dans des catégories discriminantes et surannées ! L’on est ce que l’on est, un point c’est tout !
— Mais la nature, elle, n’a tout de même pas changé à ce point : ne faut-il toujours pas un homme et une femme pour faire un enfant ?
— Je vous dirais qu’il faut de la semence mâle et des gamètes femelles, ce qui est légèrement différent. Et parfois, mais pas toujours, un médecin.
— Un médecin ? Mais le médecin aide à mettre au monde l’enfant ; il ne le conçoit pas !
— Si. Parfois.
— Par mon vertugadin, que voilà de singulières manières que de convier le médecin au sein même de l’alcôve ! Et quoi qu’il en soit, médecin ou pas, comment donc deux hommes pourraient-ils concevoir un enfant ?
— Ils ne peuvent le concevoir tous les deux, mais ils peuvent en être les parents, en l’adoptant, ou en ayant recours à une mère porteuse.
— Ah, vous me rassurez ! L’enfant a donc une mère !
— Non, pas vraiment : la mère porteuse ne sera pas, ou plus, juridiquement la mère.
— Je n’entends rien à ce que vous m’exposez. Et deux femmes ? Deux femmes ne peuvent pas toutes deux porter le même enfant en leur sein. Comment pourraient-elles dès lors être ses deux mères ?
— L’une peut porter l’enfant de l’autre.
— ??
— Un médecin peut implanter dans la matrice de l’une un enfant conçu avec l’ovule de l’autre. Et les deux seront mères. Mais ce n’est pas indispensable : il suffit qu’elles aient voulu l’enfant à deux, et il sera le leur.
— La volonté suffit à ce que l’enfant ait deux mères ?
— Légalement oui.
— Mais, et le père dans tout cela ?
— Quel père ? De tels enfants n’ont pas de père. Et l’on dit qu’ils ne s’en portent pas plus mal.
— Mais les gamètes mâles doivent bien venir d’un père !
— Pas d’un père ! D’un donneur. Ce n’est pas pareil !
La princesse paraissait tout à fait perdue, et soucieuse…
— Mon prince ?
— Oui ?
— Pourrais-je devenir reine si je ne suis point votre épouse ?
— On peut être la première dame d’un pays sans officielles épousailles. Il en fut en tout cas ainsi jadis chez nos voisins les François. Et croyez-moi, à en juger au regard de ce qui s’est passé chez eux, vous n’en aurez que plus de pouvoir !
— Mais quel avantage y a-t-il donc à ne point se marier ?
— La liberté ! On est en couple, mais on reste libres. Libres ensemble.
— Moi je suis disposée à vous jurer obéissance pour l’éternité !
— Tout doux, ma belle, tout doux. Ces choses ne se font plus…
— Vous serez mon Seigneur et mon Maître…
— Que nenni, ma princesse ! À supposer que je vous eusse épousée, ce à quoi, vous l’aurez compris, je ne suis pas enclin, vous eussiez été mon égale, en fait et en droit.
— Votre égale ? Mais vous n’y songez pas ! Je vous jurerais avec bonheur fidélité et obéissance jusqu’à la fin de mes jours !
— Vous me jureriez seulement fidélité, ma douce. Mais même si je préférerais que vous respectiez cette promesse, il faut savoir que si tel n’était pas le cas, il n’y a plus, dans notre royaume, de véritable sanction à ce devoir.
— Ah ? La femme peut donc être adultère aujourd’hui ?
— Oui. L’homme aussi, d’ailleurs.
— L’adultère n’est donc plus un crime ?
— Un crime !
Le prince éclata de rire.
— Non, c’est juste un élément de nature à accélérer possiblement le prononcé d’un divorce, qui est déjà quoi qu’il en soit octroyé très prestement… Par ailleurs, cela fait perdre le droit à un soutien alimentaire après divorce à l’époux ou, bien plus souvent, à l’épouse dans le besoin.
— Si je vous comprends bien, il vaut mieux être riche si l’on veut être infidèle.
— Parfaitement. Vous avez tout saisi. Mais en tout cas, la femme ne doit plus obéissance à son mari.
— Est-ce le mari qui doit obéissance à sa femme, dès lors ?
— Grâce à Dieu, nous n’en sommes pas encore là !
— Mais qui décide alors, si mari et femme ne sont pas d’accord ?
— Le juge, voyons.
— Le médecin, le juge… Que de monde au sein de ce qui devrait être deux !
La princesse alla se frotter les mains devant les flammes de l’âtre. Après quelques instants, elle se retourna vers le prince et lui dit, d’une voix très douce mais déterminée :
— Vous savez, mon ami, je vous trouve charmant. Vous avez toutes les qualités du prince qui devait venir m’éveiller. Mais dans l’histoire, il était censé m’épouser, ce que vous ne souhaitez pas faire, au motif que vous voulez rester libre tout en étant en couple. Pourtant, vous me semblez bien emprisonné dans votre monde peuplé d’enfants sans père conçus par des médecins, de riches maris adultères, de sexes qu’on ne peut plus nommer, et de toutes ces sortes de choses que vous m’avez décrites. J’ai peine à penser que vous y ayez réellement gagné en liberté. Ce monde-là, je vous le dis, ne me tente guère.
La princesse retourna alors s’étendre sur la couche dont elle s’était levée quelques minutes auparavant et s’endormit immédiatement d’un profond sommeil. Le prince eut beau l’embrasser tant qu’il le put, elle ne se réveilla point.
L’histoire ne dit pas si elle fut sortie de son sommeil cent ans plus tard, en 2116, par un autre prince qui parvint à la convaincre que son nouveau monde, à lui, n’était pas insensé.