À vingt ans, mon plan était simple : un, trouver la femme de ma vie; deux, vieillir ensemble dans la félicité d’un amour qui, pour ne pas réclamer des ressources pharaoniques, eût été dégagé des soucis matériels; trois, très vieux, déclinant, mais avant d’être une charge ou une misère, se reconvertir en terroriste et s’envoyer ad patres en concrétisant un rêve très cher : dynamiter la banque.
Un quart de siècle est passé et j’ai enfin trouvé la femme de ma vie, mais pas du premier coup; comme les choses sont liées, la nécessité de reconstruire une vie nouvelle tout en assumant l’héritage du passé a rendu plus présent – et parfois pressants – les soucis financiers. Je suis tout couvert de petits emprunts dont j’aimerais me défaire. Ma tendresse pour la banque ne s’en est pas trouvée rendue plus vive. Et pourtant, je le sens bien, l’idée de partir en beauté dans une grande conflagration bancaire s’éloigne.
Pourquoi ? Parce que, passé un certain âge, il n’est plus question de « partir en beauté ». À quarante-cinq ans, la machine corporelle vous a déjà infligé une série de déceptions, voire l’une ou l’autre déroute, qui, a contrario, vous font beaucoup aimer l’existence. On commence à barguigner. Petits rabais aujourd’hui, grands rabais demain ? Le coup d’éclat, avec son quart d’heure de gloire planétaire : place aux jeunes. L’esthétique n’est plus la même. Entendu dans le train la semaine dernière ce propos d’un banquier précisément : « Franchement mon vieux, à nos âges, la question n’est plus de devenir plus riches ou beaucoup plus riches, mais de garder la possibilité de jouir de la vie. Et donc de faire du sport » (entendez du golf). Le type était odieux, votait Front National et dissertait à voix haute sur le partage prochain de l’héritage laissé par un père aujourd’hui gaga : il n’empêche, nous sommes apparemment tous logés à la même enseigne. Le taux de suicide chez les grabataires ou assimilés, encore que nous soyons mal informés à leur sujet, paraît faible, loin derrière – peut-on penser – celui de l’euthanasie par leurs proches. Nous connaissons tous dans nos entourages des personnes âgées, ayant perdu leur autonomie de mouvement, assistées jusque dans leurs besoins naturels, mais ne manquant pas d’appétit avec, en prime parfois, un surprenant retour de libido. Il semble bien que chacun s’accroche au grand naufrage de son être.
Hors cette envie qui monte de se prolonger alors même que les forces s’amenuisent, il y a aussi que le plasticage d’un organisme bancaire demande à y réfléchir deux fois. Certes, l’idée de voir mon gérant d’agence préféré, celui qui m’a toujours conseillé dans l’intérêt de la banque, faire un bond substantiel dans l’espace n’est pas en soi déplaisante. Je suis tout à fait capable, pour cette bonne cause, d’oublier que cela rendra un peu triste sa femme et ses enfants. Mais Mr Dusinglet avait-il le choix de ne pas chercher à m’entuber ? Rappelons le drame du gérant et de ses chargés de mission : ils vous traitent trop bien, la direction leur tombe dessus parce qu’ils n’avaient pas à rogner les marges du profit; ils vous traitent pas assez bien et la direction leur tombe quand même dessus parce que vous êtes parti à la concurrence.
Mr Dusinglet exempté, il serait logique de concentrer le tir sur la direction, qui travaille et s’enrichit beaucoup, et surtout sur les grands actionnaires, qui ne travaillent pas et s’enrichissent encore davantage, ces poux enflés sans rien faire du sang de l’argent des autres, ces usuriers qui voudraient tant passer pour les apôtres de cercles vertueux. L’inconvénient de cette rhétorique nauséeuse sur fond d’insectes velus griffus, dont on pressent toutefois le succès croissant (à quand les pogroms d’actionnaires ? Ou alors juste un petit pour se faire plaisir et leur faire très peur) est de s’inscrire dans la ligne exacte de ce qui fit les beaux jours de l’antisémitisme le plus caricatural. J’en rabats donc: les actionnaires ne sont ni des poux ni des sangsues et ce serait une erreur de les tenir pour des parasites.
Reste que les banques d’aujourd’hui apparaissent comme des citadelles opaques dont la hauteur des tours (à Francfort, la rivalité symbolique rappelle San Giminiano) ne renvoie qu’imparfaitement à l’ampleur des mérites. Toute puissance est arrogance et toute arrogance est d’autant plus insupportable qu’elle paraît illégitime. La Suisse et le Luxembourg sont des contrées qui n’ont jamais été opulentes à travers l’histoire. Les gardes suisses du Vatican se présentent comme un vestige concret du mercenariat historique qui a frappé la région, singulièrement à l’époque moderne, obligeant durant des siècles ses habitants à émigrer pour survivre. Au début du 20e s. encore, les tableaux d’Angus Hamilton indiquent que le PIB par habitant de la Belgique était cinq fois supérieur à celui de cette pauvre Suisse. Or voilà que le secret bancaire – quoi d’autre sinon ? – assure aujourd’hui à ce territoire enclavé une prospérité qui eût parue inouïe il y a cent ans. On se réjouirait pour les Suisses, à qui c’est bien le tour, si l’on n’assistait pas à ce curieux phénomène qui enracine en deux générations à peine un sentiment intériorisé (et parfois extériorisé, notamment à travers la montée en puissance de partis xénophobes) d’une supériorité naturelle : comme s’il était dans la nature du Suisse de faire mieux les choses. L’histoire politique belge récente a bien montré à quel point les vilenies commises chez nous remontaient plus souvent qu’à leur tour au siège de l’Union des Banques Suisses (UBS). « Non olet » : « il ne sent pas », disait Vespasien à propos de l’argent d’une taxe levée sur les latrines. C’est peu dire que la richesse suisse n’est pas au-dessus de tout soupçon; je la trouve pour ma part en dessous de toute admiration. Plus proche de nous, le Luxembourg, cette terre historique de faux-monnayeurs, ne diffère de la Suisse qu’à la marge. Sinon que, membre de l’Union, le Luxembourg sait les jours du secret bancaire comptés. Avec tous les égards qu’elle peut entretenir pour ce petit membre historique du club des six, l’Europe resserre mollement mais sûrement l’étau. Le secret est en sursis et pourrait d’ailleurs être levé plus vite que ne le prévoient certains calendriers si, d’aventure, la Guerre contre le Terrorisme devait connaître une évolution préoccupante. Tout ceci est très réjouissant.
Susceptible d’être perçue comme illégitime par ses moyens (mystère cash), la banque peine également à justifier son but, dès lors que l’on dépasse l’intérêt de l’épargnant. Bien sûr, nous sommes tous schizophrènes et nous n’agissons pas comme individu de la même manière que nous nous pensons citoyen. Tous, nous voulons comme consommateur le meilleur rendement. Et sans doute est-ce la banque privée qui nous le fournit. On n’explique pas autrement que les États, si soucieux de leurs recettes, soient passés à côté de cette apparente aubaine qu’eurent été ou que pourraient être les banques d’État, plus profitables encore quand en situation de monopole. Satisfaits d’obtenir ainsi des taux avantageux de placement, nous subissons sans trop rechigner les frais administratifs de natures et d’appellations variées qui grèvent nos gains et enrichissent la banque. Mais, considérés dans leur ensemble, les gains de la banque paraissent disproportionnés aux nôtres sans qu’elle puisse arguer d’une prise de risque qui légitimerait cet écart. Le groupe Fortis a réalisé ces dernières années des bénéfices qui avoisinent les 4 milliards d’euros; le bénéfice du groupe Dexia va probablement dépasser en 2006 les deux milliards et les gains d’ING Belgique approchent le milliard d’euros, toutes performances qui apparaissent comme les « meilleures de leur histoire ». Pour rappel, le total des recettes prélevées par l’État belge n’est pas supérieur à 150 milliards d’euros, lequel État a la mauvaise habitude de dépenser tout l’argent prévu aux dépenses du budget. Le secteur bancaire tout entier affiche une insolente santé à l’heure où une grande partie de la population guette, inquiète, un ciel plombé. Avec tant d’autres, je pense que l’ampleur des gains dégagés par les banques appelle une redistribution qui profite bien davantage à l’ensemble de la société, très au-delà du sponsoring d’un club sportif par exemple, faute de quoi ces dernières seront inévitablement perçues comme immorales.
Où en suis-je, moi et mes bombes de lutte finale d’adolescent désargenté ? Je comprends bien la logique du travailleur américain détenteur d’actions de sa propre firme. C’est là, en effet, le moyen le plus efficace de lutter ensemble contre l’arbitraire d’un destin décidé par d’autres. Vous avez peur des actionnaires ? Devenez-le et achetez votre sort ! Je le ferais peut-être si j’étais plus en fonds. Je contribuerais moi aussi à repousser d’honnêtes familles parisiennes au delà du périphérique en nourrissant la sauvagerie de surpuissants Hedge Funds de petits vieux coalisés pour jouir enfin du soleil au soir de leur vie. Mais, sans le sou – ou si peu –, il me faut renoncer aux cercles vertueux traditionnels.
Depuis quelque temps, je crois avoir simplifié mes relations avec la banque dans un sens qui me procure du contentement. Elle me prête de l’argent que je rembourse rubis sur ongle (mais les montants ne poussent ni à ma ruine ni à sa fortune), tandis que j’investis avec une certaine frénésie dans l’achat de gravures anciennes. Je la court-circuite donc, la banque, à la faveur d’une activité qui me donne du plaisir et vis-à-vis de laquelle j’ai développé des connaissances qui me laissent espérer un retour largement supérieur à ce qu’un demi-siècle de placement bancaire, du moins tel que conseillé par mon gérant d’agence, pourrait obtenir. Le vol et l’incendie sont des ennemis sérieux, contre lesquels je ne suis nullement prémunis, et que j’assume avec la sérénité d’un père de famille. Mes plus-values de jouissance et d’argent vont très au delà d’une telle hypothétique catastrophe domestique.
« Il y a pire que de braquer une banque, c’est d’en fonder une ! ». Encore que (je n’ai plus les chiffres en tête) la création d’une banque nécessite une mise de départ très inférieure à ce que l’on se figure d’habitude, j’ajouterais, pour ma part : « Il y a mieux que de mettre son argent à la banque, c’est de l’investir avec fruit ».