À la mémoire de Denise, ma petite cousine de par-delà cette importune frontière des langues dont se jouait notre enfance.
J’ai connu une guerre buissonnière où je m’identifiais à Huckleberry Finn dans les vergers bruissant d’abeilles qui ceinturaient Boutersem, Kumtich et Opvelp, à l’ouest de Tirlemont, chez mes oncles et mes tantes. La tartine y fleurait son blé à plein blond et les cerises y chevauchaient les oreilles de mes cousines. Lesquelles étaient trois, lise qui déjà savait comment relever son sourire ainsi que le bas d’une robe, Flora, noire, feu, fière, ma petite cousine d’amour qui ne cédera que devant Douce, Clara, la benjamine, qui, bien que mouillant parfois encore ses draps, déjà campait gaillardement son poing sur sa hanche, comme son père, oncle Théo, lorsque ce dernier maquignonnait une génisse.
Mes trois cousines pouffaient des « Frederickk ! » hypocrites dans la satinette noire de leur tablier lorsque je leur exhibais le vermisseau polisson d’Huckleberry Finn. Si, de mon prénom, elles se mettaient plutôt en bouche les écales que les cerneaux, c’est que nous ne parlions pas la même langue, elles et moi, mes petites-cousines flamandes, tortillant au plus serré, avec des « yo, moor, Frederickk ! », leur jupette entre leurs jambes, lorsque, sous la doublure, j’aventurais mes doigts tachés du jus des myrtilles en leur chuchotant : « Tu fais voir ? ».
Nous ne parlions pas la même langue, mais nous nous comprenions par connivence, car nous étions enfants. Aussi me permettaient-elles parfois de quand même vérifier que les culottes Petit-Bateau ont des jambes, quoi qu’en dise la chanson.
De Boutersem, je connaissais toutes les mares à grenouilles, d’Opvelp, tous les sous-bois où la mûre gonfle et violacé dès la Saint-Louis, de Kumtich, tous les arbres où vibrionnent les hannetons.
Dans ce pays, où je crachais les pépins du bonheur au nez du soleil, je ne quittais ma musarde qu’à un seul cri : « komikisier ! ». Comme le cheval qui répond au « hue ! » familier, ce seul appel, « komikisier ! », me faisait lever le siège du ruisseau où je piégeais l’écrevisse, « komikisier ! », débouler du pommier où je troussais la belle-fleur jusqu’au trognon, « komikisier ! », démeuler du foin où je gobais un œuf frais comme une fontanelle.
« Komikisier ! » ainsi roulait dans mon oreille le flamand « kom eens hier zien ! », « viens un instant voir ici ! », que le rugueux patois de cet heureux pays cabossait.
« Komikisier ! », j’avais deux ans et demi à peine que le sens de cette injonction me vrilla, le soir où ma mère, confondant sa droite et sa gauche, écrasa son fer à repasser chauffé au rouge sur ma menotte plutôt que sur la brique prévue à cet effet. « Komikisier ! » avait crié tante Irma à l’adresse de mon oncle Théo, qui sauta de son tracteur, vint au de visu, et, fouette vélo, s’en alla dégriser le rebouteux du village qui tenait ses vineuses assises à l’enseigne du Gele Papegaai. Je me souviens que, ce soir-là, l’on me maintint longtemps la main plongée dans une bassine de purin avant de la serrer dans une bouillie de son mouillée d’urine, et que je hurlais à écheveler les effraies. Aujourd’hui un large papillon de nacre pâle, fripé par l’âge, coiffe toujours le dos de ma main gauche. Ma mère avait des distractions.
« Komikisier ! » vint un matin me glisser à l’oreille Kurt, le fils du boucher – j’avais quatre ans ; lui, sept – pour me conduire à trotte-menu assister à une saillie où je pus vérifier que le taureau n’a pas toujours le comportement aussi amène que celui du gentil Ferdinand, le taurillon dont ma mère, à la veillée, me détaillait les aventures dans un livre bellement imagé.
« Komikisier ! » chantonnait ma cousine Use lorsqu’elle me devinait dans le proche voisinage, et que, les cottes relevées jusqu’au pet-de-nonne de son chignon, dans le verger de tante Pauline, elle pissait.
Mais mes camarades de marelle et de maraude avaient la bouse au cul, tandis que je portais culotte de velours. Ils se mouchaient dans leurs manches, et j’avais des pochettes brodées à mes initiales. Et je parlais « l’autre » langue. Et j’habitais la ville. Aussi, chahuté de brimades en bourrades, fus-je plus d’une fois culbuté dans le crottin frais. Je subissais la loi tribale.
Une fin d’après-midi de mai qui épuise les bleus du ciel et le parfum des lilas. Un grand (il aura quinze ans à la prochaine moisson) Gus, vient me murmurer le « komikisier… » que je sais, maintenant, pouvoir, selon, être sucre ou sel, ainsi de notre « merde » qui, selon, vaut baiser ou gifle. Mais, en ce début de soirée où sonnaillent les dernières traites et grésillent les premières pipes, j’y vais crânement, suivant mon guide. Gus a la tête rasée parce qu’on lui a fauché son foin à poux, la prunelle folle au fond de l’œil comme une mouche angoissée dans un fond de bière, une perpétuelle bulle de salive qui bat comme un goitre de crapaud au tombé de sa lèvre. À Boutersem, on le surnomme « de zot », l’idiot. Mais ce simplet m’a un jour montré comment faire un flûtiau d’une branchette de sureau. Je lui accorde une trille de confiance. Et le suis.
Bien que je la devine intuitivement initiatique, et que le cœur m’en batte, la route n’est pas longue.
Au déjuché du « Bois d’en Haut », une ferme, son arrière-cour, le ciel qui vire au lie-de-vin, le fumet aigre du fumier, les cris étranglés des coqs en cage, une trentaine d’hommes qui soufflent des naseaux.
Je ne savais pas encore que le jeu peut mettre un blanc si cru dans le creux de l’œil, chauffer une telle fièvre dans une poitrine d’homme. Et cette trentaine-là me pousse du coude et du flanc jusqu’à ce que je me retrouve au premier rang d’une petite arène délimitée par des bottes de paille.
Il m’en souvient comme d’hier : tous avaient un pantalon de coutil à grosses côtes, et moi, je portais un costume de flanelle grise, une casquette anglaise assortie, une cravate en tricot marine – et mes orteils étaient recroquevillés de peur dans mes souliers vernis. Eux roulaient des chiques de tabac en fond de joue ; moi j’avais du « Maman » tapi en fond de gorge.
Mais ils étaient trente, attentifs comme un soir de tenderie, à me jauger, moi, l’oisillon trop bien lissé de la Capitale.
Dès lors, cravache Frédéric ! Je calai mes mains dans mes poches et crachai dans l’arène. Jugez, les hommes ! Il y eut comme un ressac des corps, comme un hochement des cœurs. L’affaire était jugée, nous étions trente et un.
L’arène, pour l’instant encore blonde de la sciure qui la sable, redevient le centre de l’attention. J’allais apprendre qu’on ne semait ce pâle tapis qu’à seule fin de mettre dans l’aigu de l’évidence les ébrouées de sang qui l’allaient éclabousser, et permettre ainsi aux parieurs d’ajuster leurs espoirs jusqu’à la dernière saccade.
Il y eut quatre combats. Quatre mises à mort. Chaque coq avait les ergots chaussés d’acier. Avant de lui ébouriffer le camail pour lui mettre la rage en crâne, et le précipiter dans le cirque, son propriétaire soufflait dans le bec de son champion une bruine de genièvre.
Et soudain, voici les combattants au sol, les pattes en griffes, les barbillons au vent, et des arcs-en-ciel se convulsent, des démences se déchirent, des orages de plumes roulent dans l’arène, et mes trente parrains martèlent la terre de leurs sabots, vocifèrent, jurent, s’interpellent en brandissant leurs paris, s’affrontent de la gueule, se crachent au nez, se grippent l’épaule – et soudain, le silence, comme un linge humide sur un front malade. L’un des coqs, l’œil crevé, le crâne embroché de part en part, n’est plus qu’une perruque de plumes mortes accrochée à l’éperon du vainqueur écrêté qui titube et va de guingois, bec béant.
J’ai refoulé mes nausées en cale sèche, et, les poings serrés au fond des poches, j’ai tenu les quatre combats, planté roide dans cette lie de cigare à trois sous et de bière vomie, dans cette bouillasse de sang et de brailleries, dans cette fange de « godverdomme ! » rauques et de volailles étripées.
Après, je ne sais plus.
On m’a raconté que Gus m’avait ramené sur son dos jusque chez mon oncle Maurice.
Il m’avait déposé sur le seuil de la porte, avait frappé au carreau et était parti en courant, les bras levés, comme un crucifié fou dans la nuit, en hurlant : « T’is nie wôr ! t’is nie wôr ! », ce qui, dans le patois du cru, signifiait : « C’est pas vrai ! c’est pas vrai ! ».
J’ai dû garder le lit deux jours ; mais jamais je n’ai guéri du cri glaireux des coqs.