Il était tard lorsque K. arriva.
Une neige épaisse couvrait le village.
La colline était cachée par la brume et par la nuit, nul rayon de lumière n’indiquait le grand Château.
K. resta longtemps sur le pont de bois qui menait de la grand-route au village, les yeux levés vers ces hauteurs qui semblaient vides.
Franz Kafka, Le Château
Il a neigé sur nos fissures Sur les hauteurs de Sainte-Walburge et les terrils du pays noir II a neigé sur le lion de Waterloo et sur la butte qui se crevasse On a pris langue avec la neige Avec le blanc du deuil et des virginités Sur l’Ourthe et sur l’Amblève Sur toutes les drèves II a neigé sur tous les cœurs La frontière linguistique est une dentelle de givre II a neigé sur le Château et la cascade de Coo II a neigé sur les colverts II a neigé sur l’Eau d’Heure et sur l’Escaut II a neigé sur l’Eau Blanche et l’Eau Noire et sur les cols blancs qui à Evere depuis l’hiver font atterrir et décoller de beaux fuselages étincelants porteurs de détonations et de lasers Le printemps est une neige pure tombée la nuit sur les jardins et les collines les bords de mer Le Grand Sablon le Petit Sablon et les sables de Campine II a neigé des lettres noires sur les rouleaux des rotatives II a neigé sur le matin et vers l’avenir il a neigé sur le soir et sur la libre Belgique La neige étouffe les pas légers des scandales et le piétinement des marches blanches II a neigé sur les brouillards des bords de Meuse et sur les silhouettes des tankers Neigé sur les coupoles en béton de Mol et de Tihange Neigé à Zeebrugge sur les môles et la neige molle a recouvert la région du cœur et la bouteille à encre La page blanche de la neige où s’effacent les Brabançonnes les Bias Bouquets les Vlaamse Leeuw La page blanche de la neige où s’endorment les manufactures et les hauts fourneaux La neige a laminé les laminoirs La neige a blanchi toutes les lèvres et des points blancs neigent sur les écrans radar et dans les téléviseurs II a neigé sur les embarras de la circulation Sur la petite ceinture et les grandes bretelles des autoroutes II a neigé dans les artères II a neigé au pied du palais II a neigé sur la Bourse et le Manneken Pis II a neigé sur la forêt nationale et sur Forest National Sur les circulaires et la réforme des polices Sur les commissions d’enquête parlementaire Il a neigé sur les indices matériels Sur les portraits-robots Il a neigé sur les grandes nébuleuses et les métropoles II a neigé sur les pôles II a neigé sur X et sur Y Sur tous les chromosomes et les chromos Sur les pigistes et les pégistes Sur les truands et les héros La Sûreté de l’État est inquiète L’État n’est plus en Sûreté On a perdu la trace de la BSR On recherche désespérément On recherche On…
L’Éternel dit à Caïn : Où est ton frère Abel ? Il répondit : Je ne sais pas ; suis-je le gardien de mon frère ? Et Dieu dit : Qu’as-tu fait ? La voix du sang de ton frère crie de la terre jusqu’à moi. Maintenant tu seras maudit de la terre qui a ouvert sa bouche pour recevoir de ta main le sang de ton frère.
Quand tu cultiveras le sol, il ne te donnera plus sa richesse. Tu seras errant et vagabond sur la terre. Caïn dit à l’Éternel :
Mon châtiment est trop grand pour être supporté. Voici tu me chasses aujourd’hui de cette terre ; je serai caché loin de ta face, je serai errant et vagabond sur la terre, et quiconque me trouvera me tuera. L’Éternel lui dit : Si quelqu’un tuait Caïn, Caïn serait vengé sept fois.
Et l’Éternel mit un signe sur Caïn pour que quiconque le trouverait ne le tuât point. Puis Caïn s’éloigna de la face de l’Éternel, et habita dans la terre de Nod, à l’orient d’Éden1
Ambiorix engendra L’Éburon
Et Boduognat engendra Le Nervien
Indutiomar engendra Le Trévire
Clovis, Clotilde et Dagobert
Charlemagne et Godefroid de Bouillon
Jan Breydel et Pieter de Coninck
Notger, Jacques Van Artevelde et les Éperons d’Or
Le comte de Hornes et la comtesse d’Egmont
Et l’Europe engendra Napoléon
Napoléon engendra Wellington qui engendra Blücher
Wellington et Blücher engendrèrent Waterloo
Waterloo engendra à son tour le Grand Lion qui engendra le Coq et le petit Lion
Charlier engendra Jambe de Bois qui enjamba la Muette
Et Portici engendra de Saxe Cobourg Gotha
De Saxe Cobourg Gotha engendra Léopold Ier
Qui engendra Léopold II qui engendra Stanley
Et Stanley engendra le Congo
Le Congo engendra la Gécamine et la Société Générale
Qui engendrèrent le Pillage et la Prospérité qui engendrèrent le Nationalisme
Le Nationalisme engendra Quatorze-Dix-Huit
Quatorze-Dix-Huit engendra Gabrielle Petit et Albert Ier qui engendra l’Yser
Et les rochers de Marche-les-Dames qui engendrèrent Léopold III
Léopold III engendra Baudouin Premier qui engendra l’Indépendance
L’Indépendance engendra le Zaïre qui engendra avec la Crise Pétrolière
La Loi-Programme et la Réforme de la Constitution
La Réforme de la Constitution engendra les Régions transitoires
Qui engendrèrent la Régionalisation qui engendra la Fédéralisation
Et les Régions transitoires engendrèrent les Régions et Communautés transitoirement Définitives
Sem, âgé de cent ans, engendra Arpacshad, deux ans après le Déluge. Sem vécut, après la naissance d’Arpacshad, cinq cents ans ;
et il engendra des fils et des filles. Arpacshad, âgé de trente-cinq ans, engendra Schélach. Arpacshad vécut, après la naissance de Schélach, quatre cent trois ans ; et il engendra des fils et des filles. Schélach, âgé de trente ans, engendra Héber. Schélach vécut, après la naissance d’Héber, quatre cent trois ans ;
et il engendra des fils et des filles. Héber, âgé de trente-quatre ans, engendra Péleg. Héber vécut, après la naissance de Péleg, quatre cent trente ans ;
et il engendra des fils et des filles. Péleg, âgé de trente ans, engendra Rehu. Péleg vécut, après la naissance de Rehu, deux cent neuf ans ;
et il engendra des fils et des filles. Rehu, âgé de trente-deux ans, engendra Serug. Rehu vécut, après la naissance de Serug, deux cent sept ans ;
et il engendra des fils et des filles. Serug, âgé de trente ans, engendra Nachor.
Serug vécut, après la naissance de Nachor, deux cents ans ;
et il engendra des fils et des filles. Nachor, âgé de vingt-neuf ans, engendra Térach. Nachor vécut, après la naissance de Térach, cent dix-neuf ans ;
et il engendra des fils et des filles. Térach, âgé de soixante-dix ans, engendra Abram, Nachor et Haran.
Voici la postérité de Térach2
Ça va seul, Sire et pour consolider votre Trône, rien de meilleur
Nous avons aujourd’hui Canard WC et le renouveau charismatique
La Loterie Nationale subventionne la Culture
C’est cousu de fil blanc Le Ministre a piqué les dossiers
Dehaene est au Coq À la bonne heure
Chez moi c’est près de ma Stella
Ce pays n’eut jamais pour moi grand visage J’y étais né, c’est tout3
Et la faillite du Cirque Divers ou de l’Hypothésart
N’empêchera personne de dormir
La Jeune Belgique
La Belgique malgré tout
La Belgique stop ou encore ?
Vue de l’espace à des milliers de kilomètres à la seconde
La Terre est bleue comme une orange4
Et les seuls monuments visibles à l’œil nu en sont
La Grande Muraille de Chine et l’éclairage public des autoroutes
Belges de part et d’autre de la frontière linguistique
Nous sommes venus vous apporter la lumière
Et des comprimés d’iode La petite pilule bleue
Et l’art du compromis Du compromis à la compromission
Il n’y a qu’un pas que je me garderai bien de franchir
Maigret engendra Tintin qui engendra Blake et Mortimer
Blake et Mortimer engendrèrent les Dupondt
Les Dupondt engendrèrent Bob Morane
Qui engendra Bob et Bobette qui engendrèrent Harry Dickson
Qui engendra Hercule Poirot
Que de détectives pour un si petit pays
Qui a produit les babelutes les chicons et les poireaux
Le sanglier des Ardennes y a toujours une ardeur d’avance
Et le Taure y force l’avenir Le Hainaut a ses Spirous
Son Marsupilami Mons son Doudou Binche a ses Gilles
Et Tournai son carrefour de l’Europe à la fontaine lascive
Namur n’aura jamais son Botta ivre5
Les descendants des grognards y tiennent à leur grognon
Comme Liège à son Perron La Grand-Place de la Région Capitale
A ses pigeons et la Capitale de la Région ses merles et ses canaris
Le Condroz sa route Guerre de la Vache et Jean Tousseul sa route de la Pierre La Hesbaye ses chemins des tumuli Bruges a ses canaux et la Flandre Multatuli
La Jeune Belgique
La Belgique malgré tout
La Belgique stop ou encore ?
Le pluriel rayonnant est la chance de notre littérature, il ne se réduit pas à un dénominateur commun. Sa multiplication, contemporaine de celle de la peinture, de la mise en scène théâtrale, du cinéma, des musiques nouvelles, est le signe que quelque chose est arrivé dans ce pays où le prosaïsme et la banalité sont télévisés, radiodiffusés, massmédiatisés tous les jours au nom d’une prétendue culture populaire, d’un besoin populaire de cette distraction et de cette formation-là. Comme s’il y avait deux Belgiques — mais pas celles que l’on veut nous faire croire —, celle de l’administration idéologico-culturelle, le plus souvent inculte, peureuse, et celle des écrivains, des poètes, des dramaturges, des artistes que beaucoup d’entre nous pourraient être s’ils vivaient passionnément leur ici-ailleurs6
Penchez-vous à la fenêtre et regardez
L’horizon est à deux cents kilomètres
Deux ou trois ans peut-être
Et dans la chambre d’ombre
Le forçat compte ses ignorances
Dans le bâtiment de superbes poissons
La proscription temporairement définitive
Le battement de son cœur
En liberté conditionnelle
Les buissons et le maquis des lois
Un schéma préparé par avance
La lampe de la raison procédurière
Et les genêts près du feu ouvert du bon sens
La solitude la transition le secret de l’instruction
Dans la ville rôdent les prédateurs
Un prédateur peut en cacher un autre
Au carrefour prêchent les prédicateurs
Nous ne pourrons tolérer le moindre désordre
Car dans le système hautement instable
Des nouvelles technologies en temps réel
L’improvisation conduit au chaos
Et dans cette absence lumineuse nullement fatiguée
À portée de main vont et viennent les prévaricateurs
Ici commence avec l’aube la propice ténèbre
Le jour nous attend dans le jardin triangulaire
Tant de battues et de pas inutiles
Un monarque en habit d’amiral de la flotte
Régnant sur une force navale dont les bateaux
S’appellent le Zinnia ou le Sambre et Meuse
Et septante ministres pour un Te Deum
À travers les faubourgs de la pluie
Des serres de Laeken aux parvis de Koekelberg
Le Mont des Arts n’est pas loin de la rue des Colonies
Le nègre va au charbon L’intellectuel aux chardons
Le Berlaymont est plein d’amiante
Et les yeux électroniques du métro
Sont reliés directement au cerveau central
Du Bureau de la répression des désordres
Au Caprice des Dieux Europe fait son beurre
Belgique existera tant que beurre il y aura
Des antennes à planter des actions à racheter
Des Vilvorde et des Sabca des Smeerpijp des WestHoek
Des Eurosystems et des Feluy
La procédure est raffinée
Plus que le sucre dur d’Oreye ou de Tirlemont
Shape Sharp and Blood
PME MP PJ BSR ONEM SGB BBL FOREM KB BOERENBOND
PS MCC FDF VLB CVP SP PSC PAC PRL KPN BRD VW BMW OPA
Il y eut des tempêtes de grêle
Des orages et un Degrelle
Il y a un ventre mou
Un Demol et un Dutroux
Qui longtemps échappa aux limiers
Du BCR mais pas au garde forestier
Avec son Lelièvre
Michel pas l’autre
Dans ce pays les enfants sont bien gardés Un Lelièvre peut en cacher un autre Un visage peut en cacher un autre Sous le loup l’agneau
Et par procuration, Monsieur le Procureur La parole est à l’absurde En ce miroir éblouissant
Il a neigé sur nos fissures II a neigé sur le Lion et sur la Butte qui se crevasse
On a pris langue avec la neige Avec le blanc du deuil et des virginités
Il a neigé sur nos absences Et l’éclat des lampes à acétylène
A cédé devant l’éclat des magnésies et des images de magazine
Il a neigé sur nos amnésies et nos amnésies ont neigé comme des amnisties
Il a neigé des prescriptions II a neigé sur nos trous de mémoire
La neige est venue comme une loque à reloqueter
Effacer du paysage le pays sage où l’on fait son samedi le vendredi
Pour s’avancer II a neigé et nous ne sommes pas plus avancés
SCOLIES
1 Genèse, 4, 9-16.
2 Genèse, 11, 10-27.
3 Marc Quaghebeur, « Un rien qui prélude au peut-être », in : La Belgique Malgré Tout, revue de l’Université de Bruxelles, 1980, p. 389.
4 Paul Éluard.
5 L’expression est de Jean-Pierre Verheggen.
6 Jacques Sojcher, La Belgique Malgré Tout, op. cit., [Introduction], p. IX.