Elle m’attendait sur le bord de la route comme un chat qui hésite à se lancer sur l’autre rive d’un ruisseau.
Il pleuvait. La voiture s’est presque arrêtée d’elle-même. La fille m’a lancé un regard brumeux à travers quelques mèches perdues dans cette petite pluie d’automne. Je n’avais jamais pris d’auto-stoppeur mais cet oiseau ébouriffé m’a donné envie d’enfreindre la règle, de transgresser l’interdit. Elle m’a crié le nom d’un quartier éloigné de l’endroit où je me rendais, en périphérie. Je lui ai souri et elle a sauté sur le siège sans attendre que j’enlève les quelques papiers d’affaires qui y traînaient.
J’ai tout de suite regretté d’avoir ouvert à ce passager clandestin.
Elle se mouchait d’une façon attendrissante en me lançant des regards bleu gris voilés d’excuses qui m’entraînaient très loin, au bord de quelque rive vierge. Son chemisier rose était entrouvert. Sa peau humide exhalait une odeur de jeune femelle après l’amour. Je ne distinguais pas ses pieds camouflés sous un énorme sac de toile dans lequel elle fourrageait, extrayant des mouchoirs, une cigarette, un bonbon.
Elle ne disait rien. Je pris peur. Je finis par laisser échapper quelques paroles banales pour détendre l’atmosphère. Les vitres étaient couvertes de buée et elle s’efforçait de l’essuyer par de petits gestes de rongeur. Nous approchions d’un bois. Je crus distinguer une lueur fauve dans son regard. Elle va m’y entraîner de force, songeai-je. Elle va sortir un couteau de son sac à malices. Je ferai mine d’avoir peur et je m’enfoncerai dans la forêt spongieuse. Elle m’entraînera vers un arbre et m’y liera de ses doigts d’elle. J’oublierai tout. Ma vie minable, mon boulot, ma femme, mes enfants qui me ressemblent déjà trop et je serai à la merci de cette petite blonde qui me déchirera les vêtements un à un, les laissera en lambeaux sur mon corps, me jettera des mots interdits et chauds dans le creux de l’oreille, des mots inconnus couleur chair qu’elle n’inventera que pour mon supplice.
Elle me fera mal, me réveillera. Je lui crierai des mots d’amour, perdu, halluciné face à cette femme qui écorchera mon âme ménagée par des amours fades sans cris et sans passion. Alors, elle me plantera d’un coup sec son couteau dans le cœur et recueillera mon dernier souffle de sa bouche humide.
Je m’étais arrêté. Elle descendait déjà de la voiture, avec, aux lèvres, un de ces sourires d’enfant qu’on voit traîner au bord des fêtes foraines.
« J’ai trouvé ce stylo par terre. Il va s’abîmer. »
J’ai pris d’une main tremblante ce substitut de couteau, cet objet ridicule qui ne m’appartenait même pas. Je ne l’ai plus revue. Elle doit être morte maintenant. Enfin, suis-je bête, elle est morte bien sûr.
Ma vie se résumerait-elle en fin de compte à cet épisode bref et douloureux, à ce désir inassouvi ? fous les jours il faut que je recommence ce rituel, que j’évoque cette femme, cette enfant. Lorsque le soleil se lève et touche ma surface de ses premiers rayons, réchauffe mes atomes, cette chaleur me rappelle cette étreinte avortée, cet humain femelle qui m’a fait percevoir l’intensité des possibilités de la vie, pour un instant, pour un instant seulement.
Si je vis encore, c’est grâce à elle. C’est grâce à elle qu’après des mois de désespoir à sa recherche, j’ai fui au Japon sous un autre nom. J’étais sûr de la retrouver là-bas, dans ce pays du Soleil levant où la peau devient diaphane, s’évapore puis se condense en un nuage blanc opaque, un masque de porcelaine dont il ne reste plus à peindre que les contours. Je l’ai cherchée dans les bars obscurs de Tokyo où, aveuglés par l’alcool de riz, mes yeux me renvoyaient son image et me faisaient enlacer de dérisoires poupées de chiffon qui ne me laissaient qu’un goût amer de mort dans l’âme.
C’était la guerre. Je passais devant les kiosques qui me renvoyaient l’image de la défaite prochaine de mon pays. Dans la rue, ma peau d’Occidental provoquait l’agressivité.)e me travestissais, j’apprenais à plisser constamment les yeux, à discipliner mon visage.
Je finis même par me faire apprécier. Ma connaissance de l’anglais, mon français, impeccable, et surtout l’allemand que j’avais étudié tout jeune grâce à un père professeur de langues m’ouvrirent bien des portes. On se méfiait de moi au premier abord, mais ma volonté de collaboration, mon mimétisme et, surtout, ma haine de l’Occident finirent par les convaincre de mon honnêteté.
Moi, j’étais de plus en plus désespéré. J’avais raté ma vie. J’avais toujours ménagé les autres, mes parents d’abord, ma femme et surtout mes enfants qui grandissaient, s’inscrivaient dans le futur, me repoussaient irrémédiablement dans le passé. Cette fuite loin de tout ne m’avait pas apporté la sérénité que je retrouvais dans les paysages japonais, sur le visage de ces femmes-fleurs, mais elle m’avait libéré d’un étau de vie fade et morne qui avait commencé à se desserrer dans cette vieille Ford où prit place, un jour de septembre 1939, une femme qui réveilla mes sens.
Le temps ne passe pas vite aujourd’hui, tous ces souvenirs trop précis le suspendent. Il y a si longtemps que je n’ai plus ressenti cela. Peut-être est-ce dû au soleil, à ses rayons de plus en plus chauds, de plus en plus impitoyables. Je vis – mais est-ce bien là vivre ? – un peu plus que d’habitude.
Les premiers cosmonautes arrivent. Les techniciens sont déjà sur la piste au milieu de ces oiseaux blancs qui vont s’élancer vers les étoiles et me cracher le feu de leurs réacteurs. Se doutent-ils qu’ils intensifient à chaque fois mes perceptions ?
Pourquoi Hiroshima ? Je devais y rencontrer une femme, une Occidentale qui avait trahi son pays. Je devais lui servir d’interprète, de truchement. Quand je la vis dans ce bureau sale, entourée de cinq Japonais hurlants, je pris peur pour elle. Elle me lança un regard apparemment insensible et scanda des informations précises, d’une importance capitale pour son pays. Je traduisais mécaniquement ses paroles. J’étais déçu par ce visage fermé, par ces petits yeux ronds et porcins. Nous n’avons pas échangé un mot et je l’ai quittée sans qu’elle ne réponde à mon salut.
J’étais allé me promener dans Hiroshima. Les êtres me semblaient tous pareils comme s’ils s’étaient reproduits par un processus infernal. J’avais la sensation d’être le centre d’un jeu de kaléidoscope. J’étais bousculé par les métamorphoses de cette foule monochrome qui se dispersait, se recomposait, obéissait à des lois inconnues, me poussait d’un coin de rue à un autre, m’ignorait dans ses mouvements, me rejetait insensiblement à sa périphérie.
Je m’étais retrouvé contre un gros bloc de granit verdâtre. Je me mis à m’écorcher les mains sur la dureté de la pierre. Cela me faisait un bien fou. Ma vie s’était concentrée à la surface de mes paumes et la douleur me faisait oublier certaines blessures plus profondes, moins organiques.
Je crois que j’ai crié, le dos au mur, je crois qu’enfin un regard a croisé le mien. Et puis soudain cette lumière, cette éternité à peine entrevue, déjà perdue, cet incompréhensible désordre des cellules, ce frémissement de plus en plus chaud, de plus en plus aveuglant.
Je ne sentais plus mes mains martyrisées, l.es êtres autour de moi participaient à un supplice collectif, à un holocauste incompréhensible. La pierre bougeait, d’un mouvement intérieur venu du fond des âges, de celui qui poussa les montagnes vers le ciel et fit reculer les océans. L’oxygène n’entrait plus dans mes poumons. Je voyais ma peau se craqueler, se durcir, s’écarter sur des veines desséchées, s’ouvrir jusqu’aux os qui rougissaient, se violaçaient, s’effritaient, disparaissaient.
Et tous ces cris qui ravageaient mon cerveau fou de tant de sensations simultanées. Un cerveau que je sentais se dissocier en petites cellules indépendantes. Chaque neurone devenait un être à part entière, se mêlait aux atomes de granit, cancérisait cette matière minérale et se combinait dans la pierre en un agencement infernal qui me permet encore aujourd’hui d’exister, d’avoir le sentiment d’appartenir à l’éternité ou, plutôt, d’être une partie de cette éternité.
Voilà des cosmonautes. Je reconnais l’assurance de leurs pas, le bruissement de leurs combinaisons. Ils passent devant moi, la tête déjà dans les étoiles, le corps si proche encore de la pierre qui est devenu ma matrice. Ils ont chaud. Je crois que c’est pour cela qu’ils me dérobent leurs yeux limpides, qu’ils n’échangent aucune parole. J’aime ces chrysalides, ces papillons naissant.
Un jour, l’un d’eux m’a touché de sa main noire et lisse, il m’a imprégné de son existence et j’ai ressenti l’émoi d’un vieux chêne mutilé par le canif de deux amoureux gravant leurs initiales enlacées.
Le voilà. Il ne va certainement pas s’envoler aujourd’hui, il ne porte qu’un léger survêtement sur sa peau, violette comme une myrtille est, par endroits, recouverte d’un bandage jaune or. C’est la première fois que je le vois sans son cocon protecteur. Le soleil lui offre une auréole de lumière, lèche amoureusement cette créature dont l’androgynie accentue la fragilité.
Il s’appuie sur le granit. Plus près, viens plus près ! Ta bouche charnue évoque les festins que je contemplais, enfant, sur les toiles de Véronèse. J’effleurais le tableau et refermais la main sur une poire que j’enfouissais dans ma poche, heureux d’avoir perçu le secret de la peinture, heureux du tour que je réservais en rêve aux visiteurs qui me bousculaient déjà vers une autre toile. C’est ainsi que je voudrais dérober ton sourire, le garder pour toujours dans ma mémoire de pierre.
Le soleil se couche déjà. Ils allument les feux d’atterrissage pour la nuit et des engins plats et lumineux passent à intervalles réguliers au-dessus de moi, m’emplissent de leurs vrombissements et s’éloignent, indifférents.
Tout m’est étranger dans cet univers au sein duquel je me suis réveillé, il y a si longtemps déjà. Cela a commencé par une cellule qui inaugura discrètement ce règne minéral-animal, cette pirouette de la création. Et puis les autres se sont réveillées elles aussi. Au début, je ne ressentais que quelques sensations éparses. La ville se reconstruisait autour de moi ; des êtres lançaient des fleurs au pied du bloc de granit. Des jeunes gens pleuraient en caressant ma surface. Des scientifiques prélevèrent quelques atomes en expliquant à un auditoire en pleurs que l’explosion de la bombe avait laissé sur la pierre l’ombre de mon corps en le pulvérisant. Se doutaient-ils que la réalité allait bien au-delà de leurs démonstrations rationnelles ?
Le temps passait et les humains finirent par passer à côté de moi sans me voir. Un jour, une de leurs immenses grues me déplaça et je me retrouvai dans l’axe du Soleil. Tous mes sens se sont alors mis à fonctionner en même temps et de véritables perceptions me sollicitaient impérativement. Je vivais encore ! Je vivais par l’intermédiaire de mes sens qui avaient réussi à bouleverser l’agencement des atomes de granit. De ces emmêlements et de ces noces insolites était né l’être que je suis aujourd’hui.
C’est le matin. Les voilà en rangs serrés. Ils ont échangé leurs combinaisons contre des tenues plus légères. Ils sont trop loin de moi, je ne peux pas les entendre mais je perçois pourtant les vibrations d’un engin monstrueux, d’une sorte d’éléphant métallique qui aurait troqué sa trompe contre un bras articulé dont la main fourrage le sol, le retourne, bouleverse le paysage.
Quel remue-ménage ! La base ressemble à une fourmilière. Des grimaces crispées, des masques inquiets ravagent leurs beaux visages hier encore si sereins. Le ciel lui-même participe à ce bal costumé. Il s’est embrasé, s’est presque fondu dans l’horizon ocre flamboyant.
C’est lui. Le voilà qui approche. Il est presque nu et se dirige vers moi. Il leur crie de se dépêcher, qu’il ne reste que quelques heures, que l’ennemi approche de la planète. L’ennemi ? Ainsi ces hommes-femmes, ces mutants, ces êtres magnifiques auraient un ennemi et tremblent devant lui ? Comme avant ? Rien n’a-t-il donc changé ?
Il a si chaud. Le tissu de sa peau se détend sous l’humidité de la transpiration. Il s’en ira, je le sais. Il s’en ira très loin, au pays des oiseaux sans ailes, au pays où les libellules ont fini de perdre leurs couleurs. Il s’en ira sans même me laisser son sourire en gage.
Ils me fatiguent avec leurs cris d’angoisse et de frénésie. Je voudrais être seul, rêvasser de mon passé, de ma vie sur cette terre en mutation, faire le bilan, penser à Elle enfin retrouvée en Lui.
Ils ont perdu la raison. Que font-ils ? Je refuse d’être détruit une deuxième fois. Je demande juste un peu d’éternité, je voudrais continuer de regarder le monde à ma façon. Je refuse que d’autres décident encore de mon destin. Quand un Dieu se réveillera-t-il de sa torpeur, quand ouvrira-t-il les yeux sur ce fumet malodorant qui ne pense qu’à la destruction, comme un serpent qui a pris sa queue pour une proie facile et la dévore goulûment ?
Le voilà de nouveau. Il enlève son survêtement et s’approche de moi, s’appuie contre ma surface brûlante. Chaque pore de sa peau m’envoie des ondes vivantes, chaque perle de sueur répand sa fraîcheur salée sur mes atomes. Il est tiède. Il vit. J’ai presque la sensation d’être à nouveau dans cette vieille Ford qui m’emmenait vers mon destin, vers cette fille, face obscure de mon désir.
Pourquoi ce fossile mécanique s’avance-t-il parmi les hommes qui s’écartent un à un ? Je dois m’enfuir, leur échapper mais, si ma base vacille, c’est sous les premiers coups de cet engin à leur solde.
Le premier bloc se détache et, la bouche grande ouverte comme des poissons morts, leurs silhouettes se courbent un peu plus encore sous le soleil. Ils ont tous les pouvoirs. Ils décideront toujours à ma place.
Où es-tu, enfant d’homme ? Sais-tu que cette pierre que tu désagrèges est imprégnée de mon amour pour toi ? Sais-tu que tu devrais en ramasser un éclat ? Il te rappellerait cette piste d’envol saccagée, il te porterait chance aussi, peut-être.
Encore un coup, un autre va venir, un autre encore, il anéantira ma conscience… Cette fois, mes ondes vont se perdre dans l’espace… Puisse quelqu’un les recueillir un jour.