Je devrais commencer par l’histoire d’un homme jeune. Beau, évidemment. Apollon l’emporte toujours sur Quasimodo. La grâce d’un personnage tout juste post-adolescent séduit d’emblée le lecteur, me dit-on. Et je désire être lu.
Un peu de sueur perle sur sa poitrine. Subtilement hagard, comme on peut l’être après les délicieuses joutes de l’amour. Le délice partagé est chavirant. Épuisant. La femme soupire et gémit d’un souffle. « M’aimes-tu vraiment ? » Elle retrouve les accents précieux et minauderies du cinéma français, années trente — Suzy Delair, Micheline Presle, Danielle Darrieux. « M’aimes-tu vraiment ? », comme si cela induisait une réponse !
« Hier soir, tu n’as pas arrêté de regarder ma sœur. Nous sommes jumelles, d’accord, mais tes yeux la sautaient déjà, la pénétraient. Fallait voir ce cinérama de la convoitise sur tes pupilles. Tu ne sais pas cacher le point d’ébullition de tes testostérones… »
Et elle agrippe le sexe de l’homme, braise alanguie, comme pour le punir de ce qu’elle vient d’évoquer. Il se cabre. Ricanement complice.
« Qu’est-ce qui me prouve que tu ne me la préfères pas ? »
À son tour de prendre le dessus : « Je t’ai donné l’impression de baiser une autre, là, il y a deux minutes ? » Et sans lui laisser le temps de répondre : « C’est toi et rien que toi que je veux… Y en a pas deux comme toi. Pas même ta jumelle. Et pas de risque de confondre : (il lui touche le haut de l’épaule droite) elle a un grain de beauté, là… Merde, tu as un grain de beauté ! »
C’est maintenant que se déploierait la personnalité de ce jeune bellâtre.
Je pourrais l’emmener sur les sentiers de l’indignation sincère : « Tu te rends compte de ce que tu viens de faire ? Je n’ai jamais trompé Loulou (ce diminutif s’impose à l’instant pour désigner l’épouse trahie — note de l’auteur). Qu’est-ce qu’elle… Qu’est-ce qui va m’arriver ? Et toi, salope, arrête de rigoler ! ».
Ou la trahison cynique : « Tu peux pas savoir depuis combien de temps je rêvais de te faire l’amour. Remarque, j’avais compris. Le grain de beauté n’a rien à voir : Loulou est incapable de parler de cinérama du désir et de couilles ébouillantées. »
Revenons un instant à l’indignation sincère. Plusieurs possibilités s’offrent à nous. Caro, la sœur conspiratrice, peut se faire didactique : « Ne fais pas cette tête-là ! T’as pris ton pied, j’ai joui comme jamais un volcan ne l’a fait. Il est temps que tu apprennes que dans la vie, les vraies satisfactions se trouvent ailleurs que dans la fidélité conjugale. Quand vas-tu commencer à vivre, mon pauvre Fred ? » (Fred et Caro, quel bel et euphonique duo !)
Dès cet instant, plusieurs possibilités s’offrent à notre imagination. Sous la voluptueuse égide de Caro, Fred découvre le libertinage, avant de voler de ses propres ailes, multiplier les aventures sentimentales et sexuelles, délaisser la trop prévisible Caro, déployer une existence multiple soumise aux rigueurs de l’agenda pour échouer au cœur d’une cinquantaine désabusée, repentante et, peut-être, tentée par le suicide.
Il pourrait aussi se rebiffer, devenir un champion de la morale bourgeoise, un conquérant de la procréation effrénée et, avec un peu de malchance, enthousiaste prosélyte du Renouveau charismatique, seule attitude capable de jeter un voile bienveillant sur une erreur de jeunesse.
Autre potentialité : l’amant effarouché devient cynique. « Après tout, se dit-il, c’était super avec Caro. Autre chose que Loulou qui refuse le sexe anal et la pipe sans capote. Moi, grand baiseur ; moi, capable de satisfaire un gynécée entier. Trois fois par jour. » Évidemment, il n’utiliserait pas le terme « gynécée », qui n’apparaît jamais dans les magazines de foot constituant, avec sa feuille d’impôts, son unique incursion dans le monde de l’écrit ; il dirait « harem » ou « poulailler » ou « troupeau de suceuses empaffées ».
Une fois passée la phase culpabilité, Fred s’arrangerait pour que Loulou demande le divorce. Moyennant un bon avocat, il échapperait à la pension alimentaire, d’autant plus aisément que la femme trompée aurait entre-temps trouvé la consolation dans les bras d’Antoine, l’ami d’enfance, écolo grand teint, apôtre du retour à la vie simple et naturelle, tout en percevant les émoluments d’un attaché de cabinet au ministère de l’agriculture. Avec ça, héritier d’un mas en Provence, remis en état par des parents placés depuis dans un home où un Alzheimer et un Parkinson achevaient de cisailler deux existences sans relief et sans souvenir possible.
Le couple Loulou et Antoine ? Un exemple édifiant. « Uni, amoureux comme au premier jour, tellement bien accordé », « Comme la vie peut se montrer capricieuse, à croire qu’il faut un mauvais billet à la loterie du mariage avant de tirer le numéro gagnant. »
Quant à Fred et Caro… Je passerai sur la probabilité d’un destin semblable à celui de Loulou et Antoine. Ma préférence irait à une intrigue réminiscente d’Agatha Christie (j’utilise exprès cette allusion à l’attribut reminiscing, qui n’existe pas en français). Cela permettrait d’explorer l’âme des deux sœurs jumelles.
Et si Loulou n’était pas seulement cette oie innocente, victime de deux amants comploteurs ? Consciente des infidélités de son Fred et des manigances de Caro, elle se laisserait envahir par des vagues de jalousie, des ressacs de haine, des marées de ressentiment, propices à nourrir l’instinct de vengeance. Et elle attirerait les coupables dans un piège mortel.
Une odeur de poison, peut-être. Un thé fatal, siroté par une Caro, jubilant en silence, prête à se gausser de la naïveté d’une Loulou ne se doutant de rien — juste au moment où l’arsenic contracterait les chairs, précipiterait la respiration, raidirait le muscle cardiaque.
Au vrai, je vois bien Loulou orienter sa vindicte vers Fred et lui réserver le châtiment suprême. Il se montrerait odieux, agressif à l’occasion. Elle subirait. On dit que les lecteurs, et singulièrement les lectrices d’aujourd’hui, apprécient quelques éclats de sadomasochisme disséminés dans le cours du récit. Fred, devenu l’expert du ceinturon et de la flagellation. Des coups portés pour faire mal mais ne pas laisser de traces — avec toutes ces campagnes contre la violence conjugale…
Loulou subirait. Un jour de printemps, après une séance érotique rappelant le dressage des ours de cirque, elle lancerait une radio allumée dans la baignoire. Le dompteur s’y contorsionnerait, tentant d’attraper le récepteur, y collant ses doigts (et ses empreintes), ce qui innocenterait sa veuve éplorée.
Bien entendu, cette scène ne serait révélée qu’en fin de roman. On utiliserait d’abord les artifices communs au genre whodunnit du roman policier.
L’épouse effondrée. Elle repiquait des poireaux (nous sommes au printemps) dans le mignon potager, quand elle entendit un cri inhumain. Etc.
Débarquerait alors le détective ; mal vu de sa hiérarchie ; alcoolique depuis que son épouse s’est fait la malle avec le facteur ; dédaigneux de sa boulangère énamourée. « Ça, un banal accident domestique ? Mouais… J’y crois pas une seconde. »
Ce fin limier dissimulé sous un physique évoquant une motte de beurre ne serait pas sans savoir que Fred travaillait en secret pour le MI5, le célèbre service de renseignements anglais. « Non, mon cher, Fred n’était pas ce gentleman frivole au crâne vide, soucieux seulement de ses résultats au cricket et du menu au Centaur Club, où il croisait le capitaine Francis Blake et le professeur Mortimer. Figurez-vous qu’il était sur le point de démasquer un réseau islamique et, excusez-moi, électrocuter un ennemi, c’est pile poil le modus operandi de ces chacals de Jihad4Europe, dont le chef présumé se dissimule sous une burqa et affole toutes les polices, de Moscou à Washington, en passant par Kuala Lumpur. »
La police soupçonnerait même Loulou d’être en cheville avec le maître de Jihad4Europe : « Vous ne trouvez pas ça bizarre, vous, de se laisser battre comme plâtre sans broncher ni gémir ? On dirait la réaction d’une gonzesse soumise à la sharia… »
Etc.
Vous voici donc devant un éventail d’intrigues virtuelles. Tel un maïs passant de l’état de grain à celui de pop-corn, un scénario s’échafaude. Lequel ?
Aucun.
Tout ce qui précède consistait à capter votre attention, vous accrocher à mes pas. Ensemble, nous traversons ces territoires embrumés, ces Irlande celtiques et singulières d’où surgit, à l’instant le plus insolite, une créature inattendue. Celle qui devient centrale dans le récit que j’ai vraiment envie de vous conter. Vous voilà suffisamment avancés dans votre lecture ; autant poursuivre…
Le personnage, dont le brouillard de mon imagination construit chaotiquement les traits, n’aurait pu emporter votre adhésion d’entrée de jeu. Il est commun. Passe dans la vie comme une feuille de cellophane. Réservé, pudique, timide. S’assure des amitiés, mais pas d’un gabarit suffisant pour exciter la verve des gens en vue, ceux qui parlent, jasent, jacassent, si bien qu’un journaliste de Paris Match finit par vous couronner Justin Bieber ou Mère Térésa d’un jour.
Mon principal protagoniste n’a pas plus l’étoffe que le physique d’une star. Il godille entre deux âges : la soixantaine pour l’état civil, la quarantaine pour l’aspect. Finalement un style, sans doute involontaire, un cheminement, une démarche pour échapper au vedettariat élaboré dans un roman.
Seul. Famille effilochée. Pas de mariage, pas de visites aux putes. Des amitiés particulières très rares et jamais accomplies. Parce qu’il a sacrifié sa jeunesse à soigner une mère possessive, insatisfaite, perturbée et culpabilisante, il conserve une allure de bon fils, à la manière de ces moines au visage sans rides, lissés par un amour pire que la castration.
Une passion, cependant. Les chats. Parfois, il avoue avec un sourire gêné : « J’ai honte de le dire, mais j’ai plus pleuré à la mort de Diva, ma petite chartreuse, qu’à l’enterrement de ma mère. »
Florilège. « Je ne préfère pas les animaux aux hommes, mais ceux qui n’aiment pas les animaux n’aiment pas les hommes. Et ne s’aiment pas eux-mêmes. » « Observer un chat, c’est tout à la fois mille leçons de philosophie, une lucarne ouverte sur la compréhension de la vie, son but, sa vanité, son sens. » « Les chats ne sont pas plus indifférents que les chiens. Pas plus libres, non plus. Ils sont chats. » « J’ai beaucoup appris par ma recherche à dialoguer avec les chats. Ils ont leur langage ; il faut se donner l’envie et le temps de l’étudier — et pas en proférant des miaulements. » « La jalousie des chats pour le bouquin que vous lisez ou toute autre activité qui détourne votre attention de leur souveraine présence ! » « Vous souvenez-vous que le bisou, cette détestable et hypocrite habitude entrée dans les mœurs contemporaines, est un héritage de nos lointains ancêtres, qui se reniflaient en guise de prise de contact. Quelques inspirations, et ils savaient tout de leur interlocuteur : état de santé, intentions, hostilité, bienveillance… L’odorat des chats les renseigne plus sur notre humeur que nos larmes, notre entrain, nos lassitudes. » « Les chats ont un pouvoir de destruction sans pareil : il paraît qu’aux États-Unis, les chats shoatisent deux milliards d’êtres vivants tous les ans. Évidemment, ce sont les USA : les griffes et les dents de chats y sont encore en vente libre… » « Et le regard. Baudelaire a dit des éternités sur le regard des chats. Mais qui parlera du regard des chats sur notre regard ? »
Rien que des clichés, comme on voit. Exprimés avec une totale ingénuité. Candide chez les matous et minettes. Esclave des caprices de générations félines, notre homme en venait à considérer comme futiles les aléas de la vie, de ceux qui vous défient si vous vous voulez les pieds sur terre. Il ne concevait plus d’empressements que pour Sarah, Mireille, Peluche, Marjolaine, Florquin, Mimi, Princesse, tous ces chats qui, un temps toujours trop court, avaient bondi dans son existence. Comme si la présence des chats, le soin des chats, le chagrin des chats, les chats des chats prenaient une dimension biblique, devenaient chemin de vie.
Un galet vint rider ce lac d’insouciance dédié à raminagrobis.
C’était peu après Noël. Quelqu’un eut la lumineuse idée d’offrir un chat à notre personnage.
Lui qui, d’ordinaire, s’entourait de petits êtres abandonnés, ramassés dans la rue, choisis dans des asiles, voilà qu’il héritait d’une boule de poil échouée dans un supermarché à animaux. N’importe quoi lui aurait fait plus plaisir. Une énième cravate, un after-shave tue-mouche, un gadget chinois, un pull à la mauvaise taille, un calendrier mural Bébés phoques 2011. Au moins ces babioles et broutilles auraient pu faire la joie de Félix, le splendide chat noir, compagnon unique, satrape sourcilleux sur l’usage exclusif des lieux et des humains.
Un matin, la sonnette retentit. C’était un transporteur. « J’ai un colis pour vous. Pouvez signer en bas de la feuille, là, dans le rectangle, en dessous de la mention “Pour réception” ? Et vous datez. »
« Vous êtes à la bonne d’adresse ? Je n’ai rien commandé. C’est quoi, ce colis ? »
La boîte en carton présentait l’aspect d’une maison en miniature, toit pentu à deux versants, la cheminée remplacée par une anse, perforations sur les côtés. Le tout barré par un « Animal Supermarket », qui souleva le cœur de X (contentons-nous momentanément de cette lettre pour l’identifier) : « Quoi ? Je suis fermement opposé à ce genre de commerce ! On ne vend pas un animal comme un godemiché sous pli discret. Emportez ça ! Je ne veux rien avoir à faire avec ces marchands de vie et de mort ! »
Un convoyeur penaud. « J’fais les missions qu’on me paie, moi, m’sieur. J’ai reçu un colis, un ordre de livraison, et je suis là. C’est tout. Sais même pas ce qu’y a dans cette boîte, moi… »
Il y avait un chat, qui se révélera être une chatte, et une pochette en plastique contenant une multitude de papiers.
« Ah, oui ! Je dois aussi vous remettre ça. » Une enveloppe. À l’intérieur, une carte aux couleurs criardes et, d’une écriture maniérée : « J’ai pensé que Félix était trop seul. Il lui fallait une compagne. Fais bon accueil à ce bout de chou ! Avec toute mon affection, mille bisous ! »
La peste des affectueux.
C’est sous ces auspices que la petite chatte entra dans la vie de X. La petite boule de poils resta terrée au fond de son compartiment en carton jusqu’au moment où Félix, le chat noir maître des lieux, la découvrit. Indifférent, il passa devant la boîte sans rien remarquer. Arrêt sur image, retour en arrière. Force reniflements, tête disparaissant à l’intérieur de la niche provisoire. À craindre le pire.
Il n’en fut rien. Félix s’occupa de la nouvelle arrivante avec une sollicitude de grand frère idéalisé par les romans « Signe de Piste ». Elle ne fut pas longue à gambader dans l’appartement, trouver ses marques et la litière. Il lui enseigna qu’il est bon de s’asseoir sur un papier, fût-ce un confetti, surtout s’il accapare l’attention de l’humain de service. Les leçons de philosophie portaient sur le mystère des robinets et l’écoulement de l’eau.
La pochette en plastique accompagnant la visiteuse inattendue contenait un passeport précisant qu’elle venait de Tchéquie. De Novy Bor, dont X découvrit ainsi l’existence géographique.
Ce Pas zvířete v zájmovém chovu donnait la description officielle de l’animal : 947000000383365, sous une débauche de lignes formant le code-barres.
947000000383365 devint Lola.
Pourquoi Lola ? « Pour éviter les confusions. Il suffit d’un son “ixe”, et Félix accourt. Lola : pas un i, pas ixe. » Et le prétexte littéraire — épater les voisins (« Un intellectuel, ce Monsieur X ; c’est une tête. ») « Et puis, ça me rappelle Aragon, ce poète qui crut longtemps que sa mère était sa sœur : « Comme les fleurs de la luzerne fleurissaient les seins de Lola… Remets du rimmel à tes cils, Lola qui t’en ira bientôt… » (« Et capable de réciter tout un poème par cœur, comme ça, à tout moment. »)
Il y avait aussi un pedigree (rodokmeň, en tchèque).
Selon les règles en cours chez les éleveurs, Lola aurait dû s’appeler Barbara z Novboru, qui apparaissait à la rubrique « Jméno Kosky » (nom de la chatte). Assurément très harmonieux sous les cieux de Bohème, ce patronyme risquait de se transformer en cri de colère ou en éternuement dans une discussion animée et francophone. Lola, donc.
Plemeno (race) : british shorthair. Pohlaví (sexe) : kocka (chatte). Barva (couleur) : lilova (lilas), Narození : 04.12.2010. C’était la première fois en soixante-cinq ans que X possédait un chat dont la date de naissance était établie.
Le père (Otec) de 947000000383365 affichait le nom de Daddy British Flash, dénotant un caractère entreprenant, direct, hardi. Ylka Grandbor vous avait comme une fragrance de Marquise de Grand-Air, la patronne de Bécassine. Ylka, quel joli nom pour une matka (maman) !
Les pedigrees jettent un éclairage clinique et quasi-régicide sur la noblesse. À l’étude des cinq générations précédant Lola, que de turpitudes évoquées, combien de mésalliances à la faveur du vivre ensemble et du compter fleurette…
Quelques exemples. Le grand-père paternel, un certain Cipísek Amaya, ne possédait pas de numéro de pedigree — celui de Lola est BOEC 800/2010/BRI —, de même que sa tendre moitié, Honey British Velvet. En revanche, l’honneur était sauf du côté maternel : la mère d’Ylka Grandbor était une Orthya Grandbor (BOEC 104/2002/BRI), elle-même rejeton de Charmita Grandbor, issue de la lignée des Pirillo-Ptece, que certains connaisseurs n’hésitent pas à comparer aux Orsini, qui donnèrent quatre papes à la chrétienté, ainsi qu’un nombre considérable de cardinaux, condottiere, comtes palatins, despotes et grands maîtres de l’Ordre des hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem.
À vrai dire, entre les Adelina Talovin, Haeccino Ciatino Tummy, Cinema Ciampi Tummy, Sonicetta Jemchipsa et Catbalu Arwen Evenstar, le dénombrement des ancêtres de 947000000383365 suscite des synopsis et des canevas autrement plus gourmands que les plates intrigues du trio Loulou-Fred-Caro.
Rien que le périple d’une famille supposée d’origine anglaise, établie en Tchéquie et propulsant fils et filles vers l’Europe de l’Ouest relève de l’exploit littéraire.
Passons sur les deux années qui suivirent l’arrivée de Lola. Son trop précoce et trop brutal sevrage, conséquence de la cupidité de l’éleveur, avait laissé des traces. Il lui fallut du temps pour dominer sa peur des mains et admettre que les paluches ne servaient pas qu’à agripper, piquer, injecter, jeter dans une cage, puis une camionnette, en compagnie d’autres chatons, dont la plupart n’arriveraient pas vivants à destination.
Pas à pas, signal par signal, entre tâtonnements et reculades, Lola en vint à considérer X comme un chat, étrange avatar de Félix avec qui elle avait copiné dès sa sortie de la boîte en carton. Ce furent d’abord des frôlements dérobés, suivis de cajoleries plus appuyées (dès qu’elle apprit à marquer ses territoires, immobiles ou vivants), avant les siestes au pied du lit et, un an plus tard, les sommeils confiants, blottie sur un ventre, contre un dos. Plus généralement, en un endroit rendant acrobatique et contorsionnée toute autre présence que la sienne sous l’édredon.
Compensant l’amour qu’il n’avait pu donner à sa mère despotique et aux femmes qu’elle lui avait fait abhorrer, X se prit d’un amour maternel pour Lola. Elle avait un cœur d’hirondelle sur le canapé du bordel, je venais m’allonger près d’elle…
Et il advint que X fut saisi de l’irrépressible désir de connaître la mère de Lola, cette Ylka, nom matriculé sur un document tchèque. Lui qui n’avait pas vraiment connu sa mère en la côtoyant jour après jour érigea en devoir la reconstruction des liens familiaux entre 947000000383365 et sa maman. Vaine entreprise d’une candeur fantasque qui tourna à l’obsession.
Guides de voyage, brochures d’agences, méthodes de « tchèque tout de suite » ou de « tchèque pour le voyage », mise en condition par la lecture de Kundera, Hašek, l’immersion dans Dvořák, Martinů, Smetana et Janáček, tout y passa. Une frénésie qui se prenait de plus en plus au sérieux. Le directeur d’une association de défense des animaux le mit en garde : « Ces éleveurs de chats sont des truands sans scrupule. Ils prennent les chattes et les chiennes pour des poules pondeuses. Leurs trafics font vivre les animaleries de France et de Belgique, qui fournissent aussi les labos. Les chattes meurent d’épuisement ou on leur tord tout bêtement le cou quand elles ne peuvent plus procréer. Des salauds, je te dis. En chaque étranger, chaque visiteur impromptu, ils voient une menace pour leurs trafics. Ils ne te laisseront jamais entrer. Si ça se trouve, la chatte que tu recherches est déjà morte, asséchée par les portées et les mauvais traitements. »
Et alors ? Capituler devant l’horreur de la réalité n’a jamais empêché le rêve. Et justement, un méchant diagnostic précipita les choses. Un examen de routine ; un « ketchup », comme disait sa mère. Et un médecin dont le pronostic faisait penser à un départ en Formule 1.
Félix et Lola furent d’un grand secours dans le retardement toujours plus prodigieux de l’échéance. Au xxie siècle, déjouer les sinistres prévisions des hommes de science vous vaut le pilori de la tranquillité. D’un coup, les doctes docteurs deviennent des toubibs sympas.
S’ils se laissaient aller, ils vous exhiberaient en place publique, tel l’enfant né avec une dent en or. « Ce patient a refusé les traitements habituels. » « Nous lui avons, c’est-à-dire, je lui ai proposé une thérapie alternative, très prometteuse, ma foi. » « À ses risques et périls et je ne suivrais pas mon confrère dans son emballement prématuré. » « Ah, pardon ! C’est un chantier neuf, opérant et d’avenir que nous venons de tracer. » « Non, les mutuelles n’interviennent pas. En fait, elles ne remboursent rien et je ne manquerai pas d’interpeller le monde politique pour faire cesser cette discrimination. »
Félix et Lola observaient un quant-à-soi agrémenté de croquettes, de chasses à d’inaccessibles pigeons et de leur activité la plus absorbante : la sieste. Malgré ce planning surchargé, ils trouvaient le temps de recréer l’alarme et l’alerte, l’absence et la nuit, l’abîme et la perte du malade.
La guérison que ne pouvait expliquer la science prit des accents évangéliques : miracle, rédemption, résurrection furent les moins outrés des attributs enjolivant une logorrhée sans borne.
Grand temps de penser à Ylka, la mère lointaine.
À force de revenir à la charge avec une rage qui tournait à la hargne, X obtint des adresses, recueillit des confidences, profita d’expériences passées, décrocha des passe-droits, testa des finasseries pour déjouer la méfiance de l’éleveur à Nový Bor.
Et cela ne servit à rien. On lui conseillait de se présenter comme un marchand d’animaux de compagnie, à la recherche d’un fournisseur en Tchéquie, paradis des revendeurs de races d’exception. Mais X se savait trop maladroit pour mentir au nez d’un margoulin expert en galéjades et mystifications malhonnêtes.
Il appela Nový Bor, dévoilant le véritable but de sa visite : rencontrer Ylka, la mère du pedigree BOEC 800/2010/BRI, dont il était devenu propriétaire et qui lui donnait entière satisfaction. Une seule photo prise sur place le satisferait — « Pas photo », grogna son interlocuteur — ou alors une simple visite, rien d’autre, en vue, peut-être, d’acquérir en direct un des nouveau-nés d’Ylka (mensonge), au prix habituellement pratiqué (tu parles, Charles).
Refus.
X laissa passer quelques jours et rappela. Refus. Une semaine encore, un nouvel appel. L’épouse au bout du fil : le mari assurait une livraison. Où ? « Dans votre pays ». Quand arriverait-il ? « Don’t know ». Pratiqué de concert par un Tchèque et un francophone, l’anglais pidgin ne simplifiait pas les échanges.
À présent forcené, il fonça vers le commerce où Lola avait été achetée. Bingo, il rencontra le trafiquant de Nový Bor. Plaida sa cause en présence du personnel de l’animalerie inlassablement complaisant envers un client potentiel — les chats meurent et leurs maîtres les remplacent. « OK, you come, you phone before. »
Préparatifs de départ. « Qu’est-ce qui te prouve que cet arnaqueur te présentera la véritable mère de Lola ? »
« M’en fous ! J’ai lu un truc infaillible. Tu prends un morceau de coton, tu le frottes sur le pelage et le popotin du chat, tu le présentes à la mère et elle reconnaît son petit. Vous vous souvenez que le bisou, c’est un héritage de nos lointains ancêtres ? Ils se reniflaient en guise de prise de contact ; en quelques inspirations…
— OK, ça doit faire la trois centième fois que tu nous le serines. Mais ton truc, c’est aussi sérieux que la télépathie de music-hall. Ou alors, il faudrait un miracle…
— Moi, les miracles, les rédemptions, les résurrections, j’ai déjà donné. »
Avec compassion et pitié on le regarda frictionner Lola, qui n’aimait pas cela.
Le voyage en train de Prague à Nový Bor en plein mois de février ressemble à un film en noir et gris. À la Hlavní nádraží (gare centrale), on embarque dans un convoi de la ligne 070 Prague-Turnov, qui vous mène à Bakov nad Jizerou, où une correspondance avec la ligne 080 (Bakov nad Jizerou-Jedlova) dépose le voyageur à Nový-Bor, district de Česká Lípa — les pays ex-communistes d’Europe centrale affectionnent l’entassement de précisions géographico-administratives.
Le ciel était gris de nuages, il y volait des oies sauvages. À la vérité, X n’en vit pas beaucoup, alors même qu’Aragon martelait ces deux octosyllabes dans sa tête. Sous un ciel de plomb, le plus magnifique paysage tire la gueule.
Les forêts étalaient leurs allures de palissades, la neige, les grimaces d’un étouffoir. Surchauffé, le wagon bruissait de courants d’air. La gare de Bakov nad Jizerou était triste comme un Delvaux, quoiqu’heureusement exempte d’érotisme de kermesse. Station de sports d’hiver, Nový Bor se révélait plus ennuyeux que mille Suisse.
Bien que prévenu de son arrivée, l’hospitalité de l’éleveur-trafiquant fut polaire. Interrogatoire très l’Aveu de Costa-Gavras, le dénudement et les baffes en moins. Conclusion : « Ce type a l’air réellement fêlé, je le laisse voir les chats. »
L’entrepôt était à peine chauffé. Des chats rôdaient, d’autres évaluaient la possibilité de sauter jusqu’aux lucarnes près du toit en tôle ondulée. Une ancienne porcherie ou une prison pour opposants politiques ? Dans la pénombre d’ampoules grillées, on distinguait un poêle à mazout qui dégageait plus de puanteur que de chaleur. À l’arrivée de l’éleveur et de X, l’assemblée se tourbillonna vers les caches présumées les plus inaccessibles.
Au centre, assiettes, jattes, coupes, remplies d’un brouet de légumes et de pommes de terre, piqué de petits morceaux de viande. « The cats eat this. Good for them », commenta le maître des lieux. De quoi convaincre X que cette nourriture n’était pas l’ordinaire des félins, les jours sans visite.
Le long des murs s’alignaient des caisses en bois, sans couvercle. Dans chacune d’elles, des chattes et des myriades de chatons poussant des miaulements plus grands qu’eux, cherchant la tette ou accrochés aux mamelles ou plongés dans un sommeil frémissant.
« This is Ylka. »
Elle était là, allongée sur le flanc, livrée à cinq petits goinfres, moins gros qu’un poing fermé. On aurait pu les prendre pour des hamsters. Oreilles collées à la tête, yeux aveugles. Vagissant parfois, faibles miaulements impatients, houspillant la mère nourricière. Déjà, la lutte pour la vie, l’établissement de règles hiérarchiques entre les forts et les seconds couteaux.
« On les met là dès qu’elles ont mis bas. Elles ont la paix. Cette fois, Ylka en a eu sept, mais les deux derniers sont mort-nés. »
Ylka, c’est donc toi.
Un portable chantonna quelque part. L’éleveur s’excusa et sortit du hangar.
Ylka et X ne cessaient de s’observer. De toute la force dolente qui lui restait, le beau félin gris montrait les dents, ébauchait un souffle de défi.
Les chatons s’endormirent un à un. Leur mère se leva, ne perdant pas X des yeux. Cette présence l’intriguait. Partagée entre cette fameuse curiosité qui, selon les Anglais, tue les chats, et la volonté de défendre sa fratrie à la moindre menace, elle pointait le nez vers l’inconnu.
X sortit le mouchoir de sa poche et le présenta à Ylka, battant en retraite. Les mains. Celles que craignait Lola à son arrivée chez X. Oui, pour les animaux de l’élevage, les pattes des bipèdes restaient à jamais des instruments à frapper, des outils de souffrance, de séparation et de mort.
X posa le tissu sur le fond de l’enclos. S’étant assurée qu’il ne s’agissait pas d’un piège, Ylka tendit le cou, renifla, se rétracta soudainement, revint vers l’étoffe, l’agrippa d’une patte, l’éleva, la renifla encore et l’emporta entre ses dents pour l’examiner là où elle l’entendait.
Le bonhomme revint. Ylka se pelotonna près de ses petits. Oreilles dressées, yeux ouverts sur le danger probable. Confiance trahie, charme rompu. « On va partir. Mon beau-père va mal. Pouvez pas rester. Go. »
X négocia un moment de rabiot. Accordé d’un grognement et d’un « cinq minutes, je sors la voiture et on s’en va ».
Ylka et X, à nouveau face à face. Temps suspendu. Elle se releva, explora le mouchoir. Du ton le plus paisible : « Tu vois, Ylka, ça, c’est l’odeur de Lola. C’est sa façon de dire : « Bonjour, Maman, j’aurais bien voulu venir, mais c’est trop compliqué. Tout va bien. Je t’embrasse. »
La douceur de ce murmure relâcha la vigilance de la chatte. Elle leva le regard vers X. Avança une patte qui resta suspendue comme une image de DVD mise sur « pause ». Trois pas vers X, qui laissait pendre sa main droite, présentant le dos. Ylka huma (« Vous souvenez-vous que le bisou… ? »), la sensation froide de la truffe sur les doigts de X.
La chatte pencha la tête, la frotta contre la main pendante. Avec mille précautions, X la caressa. Ylka se cabra avant de revenir exiger d’autres câlins. Elle ne fut pas longue à ronronner.
X se pencha vers elle : « Ylka, ma chérie… Ton bébé est devenu une grande et belle jeune fille. Tout le monde l’admire et l’aime. »
Et c’est alors que les larmes jaillirent. L’émotion d’une mission accomplie ? Je ne pouvais en être assuré. Je me trouvais en présence d’une mère sacrifiée, enfantant des destins perdus, des existences laissées au hasard, des courses à la disparition.
Ylka me regardait pleurer sans réagir. Posture hiératique des chats perplexes.
Pleurs, gémissements noyés de sanglots. Toute une vie exhalée en une cascade lacrymale. Tant de silences, d’occasions ratées. Tant d’émotions tues, faute de confident(e). Toute cette détestation progressive du genre humain et de soi-même. Ces discours pour soi-même, face au miroir. Ces allégresses impartagées. Tant d’égoïsme maquillé en indifférence. Tellement d’élans réprimés, d’affection suppliante sans réponses et enfouie. Et le cancer. L’angoisse de la souffrance ultime. L’écoute terrifiée d’un corps en décomposition avant le tombeau. Le muet appel à l’aide, la pudeur malvenue. Le désert de l’amour et sa rose des sables : la passion sublimée pour les chats. Une existence petite démontant, inlassable, au jour le jour, le Meccano des songes lointains d’une jeunesse balisée. Le conformisme étouffant de la classe moyenne. Ne rentre pas trop tard, surtout ne prends pas froid. Le mensonge fardé des émois littéraires. La musique, mascarade et consolation de la vraie vie qui vagabonde ailleurs. Tant d’illusions jamais assumées, tant de révoltes inabouties. Tant de lettres adressées au fils, à la fille que je n’aurai pas. Toutes ces joies simples (« chéri, sois prudent », « Papa, je t’annonce que je vais me marier », « bon papa ! ») envolées.
Tant de pièces manquantes au puzzle d’un insignifiant passage sur terre.
À chacun d’eux je dédie une larme.
« You are all right ? » Le trafiquant venait prévenir que la bagnole ne démarrait pas. Il faudrait attendre. « You can stay here. With… Ylka. Leave before dark. Night early here. » Pas une allusion à ma face congestionnée, les yeux rougis, globuleux. Une simple confirmation : « Ce type a l’air réellement fêlé, je le laisse avec les chats. »
Je devrais terminer par l’histoire d’une découverte. Un coup de théâtre. La preuve des liens du sang entre Ylka et Lola. Un défaut congénital dans la fourrure uniformément grise, une oreille difforme, un doigt de plus au bout de la patte droite. Rien de tout cela.
Tout ce que je puis dire, c’est qu’au moment de quitter Nový Bor, j’abandonnai la possible mère, endormie sur le mouchoir imprégné des effluences de sa possible fille.
Est-ce ainsi que les hommes vivent ? Et leurs baisers au loin les suivent comme des soleils révolus.