C’était mon ami

Marie Laberge,

Je sais : quand quelqu’un meurt, il se trouve toujours une armée de personnes pour se prétendre son ami. Cette armée qui n’était pas toujours fidèle et sûrement pas toujours disponible pour défendre l’ami disparu, du temps où il vivait et traversait les aspérités du chemin.

 

Mais c’était mon ami.

Et il m’a apporté bien assez de bons moments, de rires, de larmes et de longues discussions pour qu’aujourd’hui, je lui rende hommage.

 

C’était un homme à la fois secret et disert, un homme charmant et mystérieux parce que son être caché était tellement difficile à atteindre qu’une fois passés les sourires, les théories, les quêtes et discussions, il demeurait hésitant à la confidence comme un homme timide ou pudique reste sur le pas de la porte. N’accédait pas qui voulait à son intimité. Il ne se confiait pas facilement, c’est le moins que je puisse dire.

 

La première fois que j’ai entendu son nom, je l’ai entendu trois fois : des gens laissaient un message sur mon répondeur me disant qu’un journaliste belge de passage au Québec cherchait à me joindre. Il avait alerté la ville, ma foi. Et quand Jacques De Decker voulait parler à quelqu’un, il y arrivait, croyez-moi. C’était une de ses qualités de journaliste, voilà ce qu’il m’avait dit un jour en me retrouvant en Avignon pendant le Festival, bien que j’aie changé d’hôtel.

Je l’ai donc appelé, ce fameux journaliste déterminé : il prenait son avion en fin de journée. Il m’a demandé de venir le rencontrer à son hôtel et, surtout, de lui apporter mes pièces de théâtre.

Intriguée, j’y suis allée.

 

Il avait lu une longue interview de moi dans un magazine littéraire et cette phrase l’avait frappé (je cite de mémoire) : « On meurt toujours seul. Quel que soit le nombre de mains qui tiennent les nôtres, on meurt comme on naît : seul. »

Ça l’avait étonné, il voulait connaître l’auteure de cette phrase. Discuter avec elle.

Aujourd’hui, cette phrase a un écho bien particulier. Cette phrase a scellé notre amitié qui ensuite, pendant près de quarante ans, s’est approfondie. Et nos discussions sur la mort ont été fréquentes, le sujet étant costaud pour nous.

 

Nous avons eu de belles collaborations, de très grands moments, nous avons connu les silences des gens très occupés, silences qui jamais ne nous ont éloignés, nous avons été soupçonnés de bien des cachotteries dont celle d’être amants. Je me souviens de cette conversation chez moi à Montréal, quand je lui ai dit que je préférais le garder comme ami plutôt que de le prendre comme amant. Que ça risquait de durer pas mal plus longtemps. Il avait beaucoup ri et s’était trouvé d’accord. Ma franchise un peu carrée l’a quelquefois secoué, mais il préférait cela à la politesse molle.

Il m’a laissé un long message téléphonique louant cette décision, il n’y a pas très longtemps. Notre amitié prenant de l’âge réussissait à rester vraie et profonde. Vivante.

 

Je savais beaucoup de ses angoisses, quelquefois avant lui. Ses silences coïncidaient parfois avec des tourments qu’il laissait le dévorer. Je le rencontrais surtout à Paris, mais je me souviens de certains passages à Bruxelles où nous avons discuté de ces choses si difficiles à clarifier : les émotions. Parce que cet homme avait beaucoup de ressources et de mots pour la littérature, la défense des arts, les combats politiques et les opinions ayant trait à la culture.

Devant le chagrin, l’inquiétude, les relations humaines dans toute leur opacité, il restait muet. Étouffé par la force des émotions, il cherchait alors à me parler. Je nous revois à l’hôtel Métropole, au Dôme à Paris, chez moi à Montréal, au restaurant de l’hôtel Bedford à parler, parler… parce que le temps nous manquait et qu’il y avait tant à dire, à communiquer, à régler… du moins dans les mots. Combien de fois, à Paris, a-t-il pris une soirée supplémentaire pour qu’on discute à fond… Les gens qu’il aimait lui tenaient férocement à cœur, je peux en témoigner et je me dis qu’ils ne savaient peut-être pas à quel point, tellement il était peu loquace. Irina, sa fille adorée, Hugo et Nicolas, ses petits-fils dont il me montrait les photos à chacune de nos rencontres, Claudia, Thilde, Armand, son père, sa mère, Isabelle… comme il les a aimés ! Comme il s’en préoccupait secrètement.

 

Jacques était discret et je l’étais aussi. On se confiait beaucoup de choses et jamais on ne s’est laissés sans se promettre un rendez-vous prochain, rapide, plus rapide que d’habitude.

Notre collaboration a été professionnelle (L’Homme gris, Oublier, le colloque de l’Université McGill à Montréal, Royaumont… et j’en passe) et notre lien était privé.

À ses cinquante ans, je me souviens de cette fête magnifique orchestrée par les siens. Elle suivait une alarme cardiaque… Jacques et la santé, c’était deux entités très éloignées. Il n’aimait ni en parler ni s’en préoccuper. Curieux de tout, il se fichait bien de ce que son corps lui envoyait comme signal. C’était l’exception à sa curiosité qui, sinon, ne faiblissait jamais.

 

C’était mon ami.

Les souvenirs affluent et je sais qu’il faut les chérir sans freiner l’élan de la vie. Tous ces rires partagés me remuent et je voudrais tant encore une fois l’entendre. Ceux qui sont en mesure de témoigner de son immense contribution à la culture le feront. Je suis trop attachée à nos liens pour m’aventurer dans ce champ. Parce que, avant tout et pour toujours, c’était mon ami.

 

Et maintenant, comme le disait l’autre grand Jacques, maintenant, je vais pleurer.

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