— Ce petit garçon mort sur la plage, c’était si touchant, j’en pleure encore ! Pas vous, Paul-Jean ?
Sophie-Anne renifla en essuyant une larme. La quarantaine chic, fraîchement séparée, elle dégageait un certain charme se dit Paul-Jean. Depuis les longues années qu’ils se connaissaient, c’était la première fois qu’il considérait son amie de toujours comme une femme désirable. Continueraient-ils à se vouvoyer même en baisant, si jamais cela devait arriver ? Il posa une main légère sur celle de Sophie-Anne.
— Vous êtes d’une sensiblerie ! Soyons rationnels. Dans une situation aussi surréaliste que celle que nous vivons, devant le flot humain qui envahit l’Europe, ne nous laissons pas entraîner par des émotions dictées par les médias. Parlons plutôt de quotas, de dispatching, de couloirs sanitaires, de frontières, d’encadrement. L’Europe n’est pas un dépotoir ! Moi qui suis chef d’entreprise, je peux vous certifier que sans solution structurelle radicale pour endiguer la marée des migrants, nous sommes cuits et archi-cuits !
— Ce pauvre petit ange ! Allongé, immobile, le corps léché par les vagues, déposé sur le sable comme par une main bienveillante. J’ai imprimé et encadré sa photo pour ne jamais l’oublier. Qu’y a-t-il encore, Thérèse ?
La bonne s’approcha de la table où traînaient les vestiges du repas. Paul-Jean, les yeux rivés sur son verre à vin vide, s’interrogeait. Le but principal de sa visite à Sophie-Anne, était de lui emprunter une somme importante. Sans intérêts, bien sûr. Avec un peu d’astuce, il parviendrait à ses fins et éviterait ainsi une transaction bancaire trop transparente. Mais que fichait la bonniche, plantée comme un piquet devant Sophie-Anne ? Celle-ci avait décidément le don d’engager des employées de maison aussi bêtasses que cette Thérèse.
— Mademoiselle a vomi, dit la bonne.
— Merci, Thérèse, vous nous servirez le café dans le salon avant de débarrasser.
— Mais madame… Mademoiselle a vomi !
— Faites, faites, Thérèse.
La bonne dardait sur sa patronne un regard insistant. Mais Sophie-Anne avait déjà détourné le visage.
— Qu’elle est ennuyeuse à me harceler comme ça ! À force, je ne l’écoute même plus. Et sa façon de dire « Mademoiselle » en parlant de ma fille de cinq ans est proprement agaçante. Je sais bien que j’ai une fille, je ne suis pas folle ! J’avais d’ailleurs demandé à Thérèse de servir Magaëlle avant nous pour que nous puissions bavarder entre adultes. Au fait, de quoi parlions-nous encore, cher Paul-Jean ?
— Du gosse noyé.
— Non, Paul-Jean, pas du « gosse noyé ». D’Aylan ! Il faut appeler un chat un chat. Ce gamin, même décédé, porte toujours un prénom. Montrons un peu d’humanité quand même ! J’affirme que pour s’impliquer davantage dans ce drame et être solidaire de ces misérables, chacun de nous devrait avoir SON Aylan.
— Ne me dites pas, Sophie-Anne, que vous comptez accueillir un petit migrant ? Vous n’êtes même pas capable de vous occuper de votre propre f…
Il s’arrêta juste à temps. Ne pas froisser son interlocutrice, surtout pas en ce moment précis où il avait besoin d’elle. Un prêt sans intérêts, ça se mérite. D’un geste aimable, il l’incita à parler. Elle était loquace.
— Vous me demandez si j’accepterais un enfant étranger de l’âge d’Aylan ? Ici ? Chez moi ? s’exclama-t-elle en montrant les meubles design, les tableaux, les bibelots, l’escalier en colimaçon avec la rampe en fer forgé, la baie vitrée qui donnait sur un jardin semblable à un parc. Mais ces gens-là ont besoin de surveillance, on ne peut pas les laisser agir comme bon leur semble. Vous vous rendez compte du chaos qui existe déjà ? À ce train-là, nous serons tous islamisés dans l’année !
— Par des enfants de trois ans ?
Elle haussa les épaules.
— Ne minimisez pas, Paul-Jean. Ils sont tous suspects. TOUS. Du plus jeune au plus vieux. Quand on pense que le père d’Aylan voulait venir en Europe pour se payer de nouvelles dents ! Quel cynisme ! Un vrai profiteur ! Mes implants – une réussite d’ailleurs, merci à mon dentiste – m’ont coûté 4 000 euros non remboursés par la sécurité sociale et je n’en ai pas fait tout un fromage. Remettons les choses à leur place !
— Madame, dois-je appeler le médecin ?
— Le médecin ? Mais de quoi parlez-vous, Thérèse ?
— Mademoiselle est très mal, elle est toute blanche, elle se tord, elle pleure et vous réclame.
— Dites-lui que je suis occupée. Si nous ne pouvons plus déjeuner en paix…
La bonne disparut. Sophie-Anne se pencha vers son invité :
— Un jour, j’ai surpris Thérèse au téléphone. Vous savez ce qu’elle racontait à son interlocuteur ? Qu’elle travaillait chez une… prout-ma-chère !
Paul-Jean retint le fou rire qui le gagnait.
— Et le week-end, chuchota Sophie-Anne, elle est bénévole dans une association pour les pauvres. Du bé-né-vo-lat.
— C’est excellent, ça !
— La… prout-ma-chère ou le bénévolat ?
— Voyons, le bénévolat ! La générosité, le don de soi. D’ailleurs, revenons un peu au drame des jeunes migrants que nous venions d’évoquer. Vous sembliez avoir été très touchée par le sort du petit Aylan.
— Touchée ? Mais en plein cœur, Paul-Jean, en plein cœur ! À la vue de son corps sans vie abandonné sur une plage lointaine, j’ai tout de suite songé à ses congénères.
— Ses… compatriotes, vous voulez dire, le mot serait plus approprié.
— Si vous y tenez ! Mais tout bien réfléchi, pas question pour moi d’accueillir un enfant vivant ! Par contre, un petit mort, pourquoi pas ? Enfin… en accueillir un au sens large du terme.
— C’est-à-dire ?
— Eh bien, penser à lui de temps en temps, regarder sa photo avec émotion, lui offrir en pensée un jouet pour la Noël. Ah, non pas la Noël, je suis distraite, pas pour ces gens-là. Vous souriez, Paul-Jean ? Ai-je dit quelque chose d’inadéquat ?
— Pas du tout, Sophie-Anne, je vous écoute avec attention. Votre façon de concevoir l’altruisme est très particulière. Moi, je serais beaucoup plus radical. Canaliser l’invasion dans un mouvement irréversible d’aller-retour, voilà la solution. En bref, remballer dès son arrivée tout ce joli monde dans son pays d’origine.
Un silence passa. Chacun des convives paraissait perdu dans ses pensées. Sophie-Anne tentait de se remémorer le nom d’un excellent avocat qui pourrait reprendre en main son dossier divorce afin qu’elle obtienne le maximum pour elle et l’obligation pour son ex de la garde partagée de leur fille. Quant à Paul-Jean, il se demandait comment glisser dans la conversation le délicat problème du prêt que son amie de toujours lui accorderait peut-être s’il se montrait assez rusé. Mais après de longues minutes, son esprit se mit à vagabonder. Un flux et un reflux d’images le submergeaient, comme des vagues mourant sur une plage déserte : les visages apeurés sur les rafiots, les gens qui se serraient les uns contre les autres, un vêtement en lambeaux flottant sur l’eau, un homme et une femme enlacés qui ne formaient plus qu’un bloc de chair, un vieillard épuisé au regard transparent porté par deux bénévoles d’une organisation humanitaire, les gestes précis des sauveteurs, les enfants aux traits déformés par les pleurs, Aylan, Magaëlle… tout se mélangeait. Aylan, Magaëlle. Un petit réfugié devenu le symbole de l’affrontement de deux mondes. Une gosse de riche que sa mère ingrate et superficielle laissait moisir dans la pièce d’à côté. Sophie-Anne, l’inconsciente, l’égoïste ! Pourtant, avait-il le droit de lui jeter la pierre ? Était-il plus respectable qu’elle ? Qu’avait-il fait de sa vie à part jouer des coudes pour trouver sa place au soleil dans la société, écraser les autres sans le moindre scrupule dans une mascarade grotesque, au risque de perdre son âme ? Même la bonne avait plus de cœur que lui !
Une silhouette se profila. Thérèse ? Le petit personnel est toujours discret, il est omniprésent, même dans l’ombre, derrière les portes… Paul-Jean crut l’entendre marmonner, il crut même la voir, les mains croisées sur le ventre. Quelles étaient ses paroles ? « Mademoiselle a vomi. » Il se ressaisit, chassa de son esprit le fatras de pensées dérangeantes qui l’égaraient. Ce n’était pas le moment de faiblir.
— Mademoiselle a de nouveau vomi. Et ce n’est pas joli-joli ! Elle va mourir si on ne fait rien.
Fantomatique, la bonne se tenait dans l’embrasure de la porte. Et c’était bien elle, en chair et en os, le front buté, les poings crispés sur le tablier. Très troublé par ses toutes nouvelles considérations personnelles, Paul-Jean esquissa une mimique engageante. Thérèse parut surprise. Elle fit trois pas en avant en direction de Sophie-Anne et répéta d’une voix hachée :
— Si on ne fait rien.
Alors, avec une grâce étudiée, Sophie-Anne se leva lentement de sa chaise pour quitter la table. Elle lissa sa jupe et rattacha une mèche de cheveux.
— Je viens, Thérèse, je viens, ne me bousculez pas.
Elle sourit à Paul-Jean.
— Après tout, vous avez raison, cher ami. Nous ne pouvons pas accueillir toute la misère du monde. Si nous parlions plutôt de nos SDF ?