On restera sans doute incrédule à cette évocation : mais une fois écartés les décombres du temps, sous lesquels il est resté trop longtemps enseveli, il faudra bien en convenir. Yves Van Cutsem a été l’un des principaux théoriciens et utopistes apparus et mûris à l’orée des années 50. Bien sûr, si l’on s’en tient (ce qui, de nos jours, n’a évidemment rien d’insurmontable) à ne traiter que superficiellement le sujet, on rétorquera : qui ? qui a été quoi ? – et l’on estimera ainsi avoir vidé la question. Bien sûr que non ! Lire la suite


Je viens d’enterrer ma mère. Dix mois plus tôt, dans le même cimetière, c’est mon père qu’on enterrait. Je pourrais écrire cette phrase, aujourd’hui : Je n’ai plus mes parents. Je pourrais la penser, avec une douceur ou une peine profonde. Ce serait faux. Leur absence n’a aucun effet sur leur présence. Ils n’occupent pas la place qui leur est échue, sous une mince épaisseur de terre. Ils sont toujours là, mes parents, en moi et hors de moi, dans leur terrifiant naturel. Lire la suite


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En consultant la Jaeger-Lecoultre Reverso qu’il portait à son poignet gauche, Henri Vigneron constata qu’il était déjà sept heures du soir et qu’il était temps de fermer sa petite librairie, Le Bateau ivre, square Paul-Painlevé.

Finalement, se dit-il, la journée aura été bonne. Surtout après la visite, aux alentours de midi, de deux bibliophiles hollandais, à la recherche de livres publiés en langue française par Alexandre Stols, à Maestricht. Il leur avait vendu Narcisse de Paul Valéry, tiré seulement à trente-huit exemplaires, et La Philosophie du livre de Paul Claudel, et leur avait proposé de revenir le lendemain, vu qu’il gardait chez lui, dans son appartement de la Butte-aux-Cailles, quelques Valéry Larbaud introuvables. Lire la suite


Ce soir-là, avant de rentrer, Samir acheta un petit bouquet de muguet. Il allait l’offrir à sa femme, Leila. C’était leur anniversaire de mariage. Quarante ans de vie commune. Trente ans qu’ils s’étaient installés à Paris. Trente ans qu’ils avaient fui les ruines de Beyrouth.

Il savait qu’il la retrouverait assise devant la fenêtre, à l’exact endroit où il l’avait laissée ce matin. Il dépose son sac de maçon sur la table de la cuisine. Il va vers l’évier. Se lave les mains au savon de Marseille. Prend bien soin de brosser le ciment qui s’incruste sous les ongles et dans les cals des mains. Il prend un verre à thé et il y dispose les brins de muguet. Comme cela lui semble un peu chiche comme bouquet, il y ajoute une branche de menthe, puis une de basilic. Lire la suite


Dans l’éternité brumeuse, tout en moi, lentement, disparaît.

DJ-Junk

Yadel est debout devant la fenêtre de sa cuisine modeste et exiguë. Vingt-six ans, le cheveu châtain coupé court, les vêtements fonctionnels, seul dénote, dans son apparence banale, le collier à son cou : une cartouche argentée en obus, attachée en collier à l’aide d’un fil élastique noir. Dans l’esprit de Yadel défilent les mots comme derrière la vitre défilent les voitures, les gens, les vies, le temps. Chaque jour, songe-t-il, j’ouvre les yeux pour voir la même rue, les mêmes façades, la même portion du trottoir, à travers le cadre de la même fenêtre, dans une maison qui est chaque jour la même. Ils appellent ça la routine. Moi, j’appelle ça l’enfer climatisé. Je peux passer des heures à ma fenêtre. Lire la suite



Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir !

Rimbaud

Le chemin vers la source oubliée passe par des déserts de lave et de glace. Pitié pour le voyageur égaré loin des temples et des foires ! Depuis toujours j’ai pour usine et pour faculté, pour stade et pour lieu de culte, pour tribune et pour bureau, pour gare Centrale et pour aéroport – les trottoirs de la rue. Depuis cette adresse, permets que je t’envoie ces quelques signes, à toi qui as quitté la vie, cette organisation fonctionnelle du temps, de l’espace et du langage aux ordres d’une structure comptable dirigée par la tour Panoptic. Lire la suite


La machine à café est une vache à lait sans le fumet de la campagne. Pas de mouches tout autour, mais une nuée de fonctionnaires qui cherchent une pièce de monnaie au fond de leur poche. La vache, elle, mâche de l’herbe et fait mousser le seau. La machine, après sélection chimique, grogne et produit un jet brunâtre. Dans le pré, le jet susciterait la grimace, même chez un écologiste. Mais là, dans la salle des professeurs, les yeux cillent d’un contentement rituel tandis que les doigts réduisent la surface de contact avec le gobelet dans le but légitime d’éviter la surchauffe précédant l’incapacité de travail.

Hors de la file, sacrebleu ! File allongée par tous les candidats à l’ulcère du duodénum. Lire la suite


Les mots pour le dire : Étienne avait trouvé le titre de son article avant même d’en avoir écrit une ligne.

Il ne savait pas bien quel sujet traiter, mais ce titre lui plaisait.

Comme toujours, il allait trouver en écrivant : une idée en amènerait forcément une autre.

Il voulait parler de la France. De ses problèmes. De la crise qu’elle traversait. Lire la suite


À Léopold Sédar Senghor, Arthur et Moussia Haulot

Pour D.

Au lever dans ma gorge la première eau fraîche

Pays de sources

Dans la petite cafetière italienne

Gronde l’arabica

Il va couler son disque noir

Au fond du bol blanc

Trois alezans hennissent

Et mon cerveau déchevêtre son premier mikado Lire la suite