Rembrandt est tout entier dans ses eaux-fortes […],
difficultés de rendre l’impossible, réalités dans le rien…

Eugène Fromentin

Noir et blanc, le blanc, le noir, et toutes les nuances, tous les indices, qui les séparent et, dès lors, les réunissent. Le jour, la nuit, et les heures d’existence entre l’être et l’inconscient. Il puisait, dans les souvenirs et la découverte de la chose vue ou de l’événement imaginé, une vision de même esprit et de même langage. Guidé par une même volonté de dire, que ce soit le Golgotha ou Bethsabée.

Toute forme est vie si elle naît du désir. Tout son est vital s’il répond à l’urgence. Il hésitait entre la représentation, le signe visible de la tache et du trait, et l’évocation scandée, voire modulée, la dictée d’une mélodie comme une note que l’on tient et qui vibre en plénitude. Dans l’obscur où un escalier s’enroule vers la hauteur à la recherche d’un intemporel, dans l’étreinte qui saisit l’adéquation de deux corps. Lire la suite


N’accepter pour vrai que ce qu’admet la raison ou l’expérience.

En arrivant, je suis allée au V.V.V., le bureau de tourisme, celui qui se trouve en face de la Gare Centrale. Je savais d’avance que c’était le seul moyen d’obtenir un toit pendant ces semaines-ci. La population de la ville a plus que doublé depuis le vernissage de la grande exposition Rembrandt – 300e et, tout comme en haute saison, le V.V.V. centralise offres et demandes de logement. Lire la suite


Comme si durant une petite heure elles avaient encore à poursuivre leur extraction des entrailles de la nuit, les collines sont bleues ici, en cette saison du moins, quand le jour se lève avec une sorte de paresse convalescente. J’aime cette étrange lumière d’aquarium baignant à l’aube tous ces épaulements boisés qui m’entourent et ces cuvettes céréalières où chaque matin je me plais à plonger un regard circulaire depuis la plus grande fenêtre de ma chambre.

Entre la Toscane et l’Ombrie, entre l’ancienne ville étrusque de Cortone et le lac Trasimène à peine plus au sud, je suis à Piazzano, un lieu de haute solitude réparatrice qui n’est même pas un hameau. C’est, au sommet d’une collinette, plantée comme il se doit d’oliviers centenaires et de cyprès pointus, un endroit particulièrement dégagé où l’on ne trouve en somme que quatre constructions : une église basse, à nef unique et pourvue d’un clocher extérieur ; un cimetière que délimite un muret carré s’élevant à la taille d’un adulte ; une maison spacieuse à deux étages, qui fut autrefois celle du chanoine, et enfin, beaucoup plus modeste celle-ci, une bâtisse idéale pour un célibataire ou un couple sans enfants, à vrai dire l’ancienne boulangerie où naguère, après la messe dominicale, la ciabatta se vendait aux nombreux journaliers des environs. Lire la suite


Un meunier hollandais, sentant sa fin prochaine, fit venir ses huit enfants, leur parla sans détour.

— Vous ne pourrez pas tous vivre de notre pauvre ferme, le cours du malt hélas a bien chuté, et les florins se font rares.

— Toi, dit-il à l’aîné, tu reprendras la meule et le moulin à malt, c’est patrimoine de famille, tâche de transmettre notre art de la bière à tes enfants. Lire la suite


L’orage se calme d’un coup en faisant claquer un dernier souffle qui balaye les remparts. Des papiers volent en ahanant jusqu’aux premiers étages des maisons. Les rues expirent dans le soir des relents de poterie, un coulis de paix qui se laisserait flairer avant de s’évanouir dans le vent du désert.

Marrakech mord la poussière, comme un lutteur trop fatigué pour relever sa garde. La Médina est déserte, le bazar a tiré ses volets et des sacs-poubelles s’amoncellent en barricade à l’entrée.

Marrakech la frimeuse se repose. Lire la suite


Il a de grosses fesses et il fait pipi, tant pis pour les puritains. On ne voit même que ça : les fesses trop charnues, le ventre qui bedonne, les cuisses ravagées par la graisse, et ce jet d’urine qui éclabousse au passage le pied gauche. On l’a trop nourri, cet enfant-là, et il était encore occupé à manger au moment de l’événement, puisqu’il tient une poignée de cerises en main. Sous le choc, et dans la surprise, il n’a pu se retenir et a lâché sa pisse, mais les cerises, ça non, il ne risquait pas de les laisser tomber. Elles le suivront là où il va, comme l’aurait fait son ours en peluche s’il avait eu le temps de l’emporter. Il faut quand même emmener quelque chose de l’autre vie avec soi, puisqu’il ne sert à rien d’appeler papa et maman. Ceux-là ont fait une bonne affaire, ils ne vont plus s’enquérir de l’enfant.

* Lire la suite


Il bourra sa pipe puis l’alluma. Il s’assit sur le petit tabouret, les coudes posés sur les genoux, sur le tablier maculé qui lui couvrait les jambes, les deux mains serrées autour du fourneau ; il faisait froid dans l’atelier. Il aspira une bouffée, leva les yeux.

Le tableau lui faisait face, dressé sur le chevalet. Fini. Du moins, il lui avait semblé qu’il était achevé. Il avait déposé les pinceaux, puis les avait nettoyés, sûr qu’il ne faudrait pas les reprendre pour une dernière touche, une correction. Maintenant, il vérifiait tout du regard, serrant sa pipe sans y penser, scrutant le tableau à travers les volutes de fumée. Il observait les formes, les couleurs, les tons, les ombres, l’équilibre de l’ensemble. Lire la suite


Beau comme la rencontre de Mozart et de Rembrandt sur une table de dissection, le regard de Joachim Pressler semble avoir jusqu’à présent échappé au commentaire. Le génial inventeur de l’orthographe pincée (imité par les zélateurs de l’écriture poinçonnée) a sans doute dû son anonymat quasi-total à l’obscurité de sa naissance, à celle de sa vie tout entière et à une mort parfaitement conforme à celle-ci puisque, semblable à de nombreux contemporains, il passa de vie à trépas sans insister. Lire la suite


L’un est passé comme une bourrasque, une saute de vent, d’une intensité folle, mais brève, qui s’identifie même, à nos yeux, à ce que la jeunesse peut avoir de gracieux et de brutal. L’autre, au contraire, nous entretient des outrages du temps sur les chairs, sur les paysages, sur les fastes. l’un n’est que souplesse, fluidité, agilité, et apparente joie. L’autre est rude, âpre, pénible souvent, et semble ployer sous les usures et les lassitudes l’existence. Ils sont si différents que leur rencontre, au hasard d’un calendrier commémoratif, si fortuite qu’elle soit, est de l’ordre du choc frontal, mais combien éclairant !

Ils sont allés au plus loin de ce que leur art permettait d’explorer, et en même temps se sont émancipés de leur contexte. Il y a d’ailleurs deux façons très opposées de les aborder, parmi d’innombrables autres. On peut les voir comme des produits de leur temps, ou comme d’extraordinaires transgresseurs de leur époque. Rembrandt est d’abord un Hollandais du siècle d’Or, lorsqu’une nation jeune encore, qui s’est libérée du joug d’une grande puissance, jouit pleinement des fruits de son courage et de son autonomie. Il en vit, de cette prospérité. S’il devient assez vite un peintre connu, reconnu, c’est qu’une communauté, autour de lui, a de quoi l’entretenir. D’autres artistes ont bénéficié comme lui de ce dynamisme, dont on brassait, à Amsterdam, les dividendes. Une bourgeoisie triomphante envoyait ses vaisseaux de par le monde, et accumulait ses trésors aux bords des canaux. Lire la suite


Ta ta ta taaaaaan. Ta ta ta taaaaaaaan.

Moi la musique classique faut pas m’en parler. La grande musique quoi. J’aime pas. C’est pas pour moi… tous ces beaux costumes, ces tralalas, ces duchesses à l’opéra, non merci. C’est pas ça qui va me faire vendre mes poireaux et mes salades. À côté de mon étal il y a Youssouf qui vend des disques arabes. Eh bien franchement je préfère ça même si je comprends rien. Ça balance, c’est gai… Quand il fait moins cinq comme aujourd’hui ça réchauffe… et quand je regarde passer les trains au Midi, en écoutant, ça me prend comme ça, des envies de voyage… d’enlèvement… alors je demande à Youssouf de passer Khaled, et il le fait mais pas longtemps parce que les jeunes n’aiment pas ça ils préfèrent le rap, et après – pourtant je suis pas du sérail, wouâââââh ! – il va nous chercher deux verres de thé à la menthe brûlant et très sucré, je lui dis choukrane et il répond inch’allah et on se marre ça nous fait passer la matinée parce que quand il fait froid comme ça les clients ils se bousculent pas… Lire la suite