Du flot d’images qui nous sont parvenues, comme de dessous les décombres de la ville, chaotiques, troublées, déchirées par leur propre violence, une, une seule, à mon corps défendant, occupe mon esprit et le traverserait en boucle si elle n’était statique, figée, dirait-on, pour toujours : celle du cortège des corps prise par un amateur, passager lui-même de la rame de métro qui explosa à quelques centaines de mètres de la station de King’s Cross, le 7 juillet dernier. Dernier : j’ai du mal à écrire ce mot. Comme s’il s’agissait d’une sentence de mort à l’encontre d’Aboubakar Kâne. Lire la suite


Pitié pour nous qui combattons toujours aux frontières

Apollinaire

Le pays d’où je parle figurait une ruine en forme de navire inachevé qui avait levé l’ancre nul ne savait plus quand pour appareiller vers des planètes imaginaires en voguant sur une mer d’huile de palme où de rares tempêtes et marées contraires avaient changé l’élément liquide en bourbier rongeant depuis des lustres une coque de papier bourrée de matériaux humains surnuméraires d’autant plus explosifs qu’était condamnée toute passerelle traversière menant aux mascarades sur le pont des premières tandis que les plus hautes structures de métal et de marbre n’en continuaient pas moins de hisser aux vents du Nord et de l’Ouest un drapeau national d’ébène d’or et de sang dont les plis se mêlaient à ceux d’une bannière étoilée non sans que se missent à fleurir au sommet de ces fières mâtures comme pour en augmenter l’ampleur des voilures les emblèmes de trois communautés et de trois régions agrémentés en outre de nobles armoiries provinciales et communales auprès desquelles ne manquaient pas même logos d’institutions bancaires insignes maçonniques fanions publicitaires écussons de clubs et cocardes paroissiales aux couleurs pontificales (tous ces nobles étendards dominés par un pavillon pirate celui de la phynance mafieuse internationale) malgré quoi le vieil océan se demandait où avait bien pu passer l’émouvante banderole ayant toujours eu ses faveurs car elle évoquait à la fois l’angoisse du crépuscule et les promesses de l’aurore : le chiffon rouge du Travail. Lire la suite


Il y avait eu quelques regards en coin, des chuchotements derrière son dos. Il n’y avait guère prêté d’attention. Le grand patron lui adressait toujours le même sourire, lui serrait la main avec la même fermeté. On venait de lui confier la gestion d’un nouveau contrat. Les rumeurs de rationalisation, comme on disait, n’avaient rien de nouveau. Il était dans la maison depuis longtemps. Il en avait formé beaucoup parmi les plus jeunes. Dans les affaires, les nuages ne cessaient jamais de passer et de repasser.

Ce matin-là, on avait remplacé la serrure de son bureau. Une collaboratrice du DRH lui avait tendu un attaché-case noir en skaï avec des serrures dorées. Elle lui avait dit qu’il contenait les objets personnels qui se trouvaient sur son bureau, sa pendulette, le portrait de sa femme et celui de sa fille, des babioles, quoi. Et qu’il était prié de rendre la clé de sa voiture de fonction, mais qu’il pouvait garder la mallette, que c’était un cadeau de départ. Et elle avait esquissé une espèce de sourire. Lire la suite


J’écumai le marché du travail, comme on disait alors, mais découvris que ce n’était que routine assommante et inutile.

Charles Bukowski

Il posa les journaux sur la table de marbre, tira vers lui une chaise en la soulevant par le dossier, puis s’assit. Lentement. Le geste tenait d’un rite ou d’un exorcisme, d’une mise en condition. Il fallait savourer le moment, trop rare, et, en même temps, se préparer à affronter la corvée, malgré la lassitude. Évidemment, il ne savait jamais ce qu’il allait découvrir, mais il se doutait que ce ne serait pas grand-chose, qu’il allait sans doute s’énerver et, certainement, perdre, une fois de plus, le temps nécessaire pour tout consulter. Cela ferait une heure, au moins, deux, sans doute ; la matinée y passerait. Il ébaucha un sourire, comme pour se moquer de lui-même. Effectivement, il était agacé par la situation, mais après tout, il avait décidé de jouer le jeu et, s’il continuait à se plonger dans ce fatras informe, comme d’autres misent sur des numéros de loterie, c’est qu’il espérait toujours y rencontrer une bonne surprise. Il commanda un café. Lire la suite


Ma Grande Chérie, ce n’est pas grave, pas grave du tout, je vais m’occuper de toi, maintenant que ces méchants, ces sans vergogne, et j’en passe, ne t’ont pas renouvelé ton CDD, ce contrat dur et déterminé, que tu mérites, et ce n’est pas faute d’avoir essayé de travailler, je le sais moi personnellement, tu as tout fait, tout fait, pour continuer à supporter la face de rat de notre patron, le Méchant Loup de la tour Madou, et l’ombre de son ombre, le Nain Lourd du Boulevard Jacquemain, cet escroc du quatrième étage, ce pinceur de croupion des madames-café à la sortie des ascenseurs, je suis écœurée…

Conseil n°l : Regarder un snuff movie : « torture d’un sexe déshumanisé en silicone », puis sortir dans le brouillard s’acheter un vibromasseur. Lire la suite


Quand les ordres claquèrent à la porte de l’atelier, le jeune homme avala un billet amoureux qu’il gardait sur lui comme talisman. Il savait qu’il se dénoncerait tout de suite. Herstal l’avait adopté ; les camarades ne devaient pas être inquiétés pour ses gamineries. Il parlerait d’un manque de formation, de ratages mal dissimulés. Mais l’anomalie de sa présence l’accuserait plus encore que les griffures de mitrailleuses auxquelles il se livrait en solitaire depuis que les nazis avaient pris le contrôle de la Fabrique Nationale d’Armes de Guerre. Lire la suite


Tout dépend de la façon de le prononcer, ce mot, « chômeur », avec dédain ou compassion, mais je dois confesser que dans mon enfance, ce mot me semblait désigner pour le moins un assassin, un type dangereux, un aussi mal fréquentable qu’un « tuberculeux », tant il est vrai qu’à l’époque, la bourgeoisie manifestait peu de compassion envers les malmenés de la société, c’est sûr, on ne pensait pas politiquement correct, je crois même qu’à l’époque la bourgeoisie ne se posait même pas ce genre d’inquiétude, on était plutôt cynique en toute innocence, pour autant qu’il y ait des innocents en ce domaine, ainsi, aujourd’hui, de ce pays qui est le mien pour l’instant, je veux raconter l’histoire de Mohamed, pas celle racontée dans les journaux occidentaux, encore moins celle racontée dans les journaux du Maroc, mais celle qui me vient d’un conteur oral, d’un homme, témoin qui désire rester anonyme, mais qui compte sur moi pour que soit écoutée et connue la véritable histoire de Mohamed, qui n’est pas l’histoire d’un chômeur, évidemment, puisque le chômage n’existe pas ici, même s’il n’y a pas de travail, même si la vie est dure aux pauvres des cités et des campagnes, mais l’histoire d’un petit garçon qui rêvait d’Italie. Lire la suite



Liège, le 5 septembre 2004

A l’attention du Docteur

P. C***

4000 Liège

Cher confrère,

     Comme vous en avez exprimé le souhait lors de notre dernière rencontre, je vous adresse une copie du journal intime de M. Pierre R***.

     Sachant votre temps compté, je limite cet envoi aux pages qui me paraissent les plus significatives. Bien entendu, l’intégralité du document est à votre disposition si vous jugiez utile de le parcourir entièrement.

     En vous remerciant déjà pour votre avis éclairant, je vous prie d’agréer, cher confrère, l’expression de mes meilleurs sentiments.

(signature)

Docteur A. D*** Lire la suite