Aix-la-Chapelle, été 1988.
Ernst Teufel, quadragénaire nonchalant, vêtu de noir, chemise de soie, col ouvert et pantalon élimé au pli soigneusement repassé, arpente la Marktplatz d’Aachen d’un pas assuré, un journal à la main. Une jeune Russe s’approche, lui demande du feu. Il ne fume ni ne boit, s’en excuse, poursuit son chemin, tout en pensant à elle : un peu molle, mal fagotée, regard bleu de myope, intense. Étudiante sans doute, comme on en croise en ce moment dans l’ancienne ville impériale au carrefour des trois marches frontières. Teufel s’installe à la terrasse d’un Imbiss halal, déplie sa Süddeutsche Zeitung, surligne quelques phrases au fluo. Currywurst, Fanta et sa gazette résument son ordinaire, sa prière quotidienne de citoyen honnête homme, comme disait Hegel. « Reagan à Moscou ; entretiens difficiles au sommet avec Gorbatchev. » L’air est léger, les merles se répondent. Au retour il retraverse la place où s’amassent des centaines d’étudiants buvant leur bière en canette, flirtant dans des effluves de cannabis et la douceur du soir. La revoilà près de la cabine téléphonique faisant des gestes de détresse, il s’approche : « Können sie mirrr helfen ? » Il saisit le cornet et règle, vite fait, l’affaire avec la gérante du home qui évoque en patois local ses mauvaises expériences avec des étudiants slaves. L’étudiante lui propose un verre, il refuse, elle insiste : « Cola vielleicht » ? Conversation pénible à cause de l’accent de la fille : elle vit à Moscou, mère dépressive, journaliste vedette abandonnée par un mari volage, colonel au renseignement bulgare. Il fait mine de l’écouter mais, agacé, se lève et prend congé, rentre chez lui, termine sa Süddeutsche. Il couche sur des coussins, à même le sol dans la chambre de son fils, étudiant lui aussi. Il galère depuis le méchant divorce qui lui a coûté sa maison et sa voiture, à cause de l’alcool auquel il a renoncé, radicalement. Guitariste de jazz dans une boîte enfumée, il survit. Il repense au regard bleu de l’étudiante, se lève — son sourire doux —, saisit son quotidien — son accent —, relit les passages surlignés à haute voix, comme pour les mémoriser. « Nancy à bord d’Air Force One » ; « Gorbatchev très affaibli » ; « Reagan refuse de refréner la course aux armements, il veut mettre les Soviétiques au tapis » ; « Tear down this wall Mr Gorbatchev ». Lire la suite →