Canard w.-c., éponges, détergent vaisselle, cotons-tiges, penser à son père, oui penser à son père, notre père qui êtes aux cieux, les faire-part, les roses pour le cercueil, ne rien oublier, ne rien oublier. Il faut aussi regarder le soleil chaque matin qui se lève, fredonner-marmonner Stromae, Papaoutai c’est de circonstance, le pied sur l’accélérateur et l’œil dans le rétroviseur, tout va bien, elle va bien, le monde tourne, tourne sans elle qui fait semblant.
Il y a dans son cœur une ruine désolée, une lumière titubante, des pensées qui fuient en lambeaux, rien de bien réel. C’est sa faute après tout si elle est comme ça, elle n’est pas assez organisée, on le lui a souvent reproché. Il suffirait de respecter la liste des tâches, de ne veiller à rien d’autre, de garder les pieds sur terre. Des gens sont tués en Ukraine, pourquoi devrait-elle s’en préoccuper, il en meurt tous les jours des gens, c’est comme ça. De par le monde, il y aura toujours des morts, mais c’est son père à elle qu’elle va enterrer samedi matin. Alors quand on lui parle de ceux qui, brisés par la misère, montent aux barricades, elle n’a d’autre réaction qu’un regard absent. Et pourtant, il lui faudra réagir, trouver les bons mots, être prête. Le journal pour lequel elle travaille depuis quatre ans lui a confié la mission délicate d’interviewer le président. Elle ne disposera que de quelques minutes, elle n’aura pas le droit à l’erreur. Elle connaît bien son sujet, elle a amassé une quantité considérable d’informations sur la Crimée, le référendum controversé, la volonté d’ingérence des Russes, la politique implacable des Américains et les enjeux mondiaux d’une crise qui n’en est encore qu’à ses prémices. Mais aujourd’hui, alors que son petit monde à elle n’a plus les contours rassurants, que tout est devenu flou depuis la mort brutale du père, elle est comme une enfant perdue au milieu de la foule dans une grande ville inconnue. Lire la suite →