Bruxelles est un pluriel

Jacques De Decker,

Bruxelles se trouve dans tous les atlas, mais pratiquement pas sur les planisphères littéraires. On ne rêve pas de Bruxelles comme de Dublin ou de Vienne, de Lisbonne ou de Stockholm. Il lui manque, pour cela, l’aura que confère à une vile l’imaginaire de ses écrivains. En réalité, ce constat désolé n’est pas entièrement exact.

Plein de textes ont Bruxelles pour théâtre, mais ils n’ont malheureusement pas bénéficié du rayonnement suffisant. Il faudrait se livrer à une véritable archéologie textuelle pour porter au jour les pages que la ville a inspirées. Et pas seulement à des auteurs belges, d’ailleurs. Il y a de magnifiques poèmes de Auden, les considérations désenchantées de Charlotte Brontë, les sarcasmes de Baudelaire. Le goût de l’auto-dénigrement et la capacité de se moquer de soi ont fait des Belges les meilleurs propagandistes de la grande dénonciation de l’auteur des Fleurs du Mal, qui est venu perdre l’esprit en Belgique.

À part ce pamphlet, donc, dont ses propres victimes ont fait la publicité, le corpus des occurrences bruxelloises, demande qu’on l’exhume. Et la moisson est plus généreuse qu’on ne pense. On découvre que Voltaire avait ouvert la voie à Baudelaire : « Pour la triste ville où je suis / C’est le séjour de l’ignorance, / De la pesanteur, des ennuis / De la stupide indifférence. » Hugo, lui, qui fut un Bruxellois plus tenace il est vrai, parle de l’Hôtel de Ville comme d’une « éblouissante fantaisie de poète tombée dans la tête d’un architecte ». Nerval ne put se consoler de l’absence de fleuve : « Qu’est-ce qu’une capitale où l’on n’a pas la faculté de se noyer ? » Eugène Fromentin, lui, reconnaît la prééminence de Bruxelles : « La Belgique est un livre d’art magnifique dont les chapitres sont un peu partout, mais dont la préface est à Bruxelles et n’est qu’à Bruxelles. » Mirbeau, à nouveau, verse du côté des dépréciateurs : il voit en Bruxelles la « capitale des sociétés des tramways du monde entier, reine de l’industrie des asperges précoces, des endives amères et des raisins de serre sans goût » et en conclut qu' »après tout, on peut aimer Bruxelles. Il n’y a là rien d’absolument déshonorant. »

Tout cela n’est pas, au total, très stimulant. Mais cette relative désaffection a son avantage, pourtant : Bruxelles n’est pas encore usée par les discours que l’on a tenus sur elle. Il est impossible de traverser le Pont des Arts, de longer la Tamise, d’arpenter le Kurfürstendamm sans que des souvenirs de lecture assaillent le promeneur. Ces paysages urbains ont été à ce point évoqués qu’ils en ont perdu leur disponibilité à la rêverie spontanée. On y marche dans un espace que la littérature a déjà balisé, et parfois même vidé de sa substance. Comment revitaliser un paysage que les mots ont déjà formulé jusqu’à plus soif ?

À Bruxelles, rien de pareil. L’inédit est à portée de main. Et le charme, dès lors, opère sans filtre en quelque sorte. En ce sens, Bruxelles est un défi : on y est souvent dans la position de l’explorateur débarquant en terre à peine défrichée, et encore moins déchiffrée. Mis à part quelques repères mythologiques, qui servent surtout d’écran, presque d’alibi (le petit bonhomme pisseur, la place emblématique, l’atome monstrueusement grossi, la justice monumentalement célébrée), tout reste à nommer, à désigner, à romancer. Et, à partir de là, les pré-textes foisonnent, qui ne demandent qu’à déclencher la fantaisie, à se muer en récits.

Bruxelles, c’est beaucoup plus que Bruxelles. Ses faubourgs s’y sont agglomérés en gardant cependant leurs caractéristiques. Même si le tissu urbain semble compact, l’habitant sait qu’il ne hume pas le même air selon qu’il se trouve d’un côté ou de l’autre du canal, près de la forêt ou dans les communes septentrionales. C’est le premier signe de la pluralité bruxelloise : elle est un ensemble composite dont les éléments sont bien plus disparates que dans d’autres métropoles.

Avec le temps, la ville s’est mise à attirer des résidents d’un peu partout, et pour des motivations diverses. Charlotte Brontë, qui a rebaptisé Bruxelles Villette, constate déjà qu’elle est « une ville cosmopolite » et que dans l’école où elle est appelée à enseigner « venaient des jeunes filles de presque toutes les nations d’Europe ». La tendance n’a fait que s’accentuer, faisant de Bruxelles une des cités les plus foisonnantes en langues et en cultures d’aujourd’hui. Cette pluralité-là empêche de parler de Bruxelles sous un seul angle, la ville appelle l’approche multiple, elle est un tel brassage qu’elle pourrait servir de cadre à des œuvres écrites en d’innombrables langues.

Mais il faut, pour cela, libérer les vannes, débloquer les inhibitions. Cette livraison de Marginales a tenté de le faire, et correspondait, semble-t-il, à une attente, sans quoi elle n’aurait pas suscité autant de textes, et d’une telle ampleur. Une fois encore, nous nous trouvons tenus de consacrer à ce dossier tout le numéro, qui en devient forcément spécial. Des nouvelles sont nées, des évocations inspirées, des impromptus, des utopies. La littérature bruxelloise s’est, du même coup, considérablement enrichie. Et voilà Bruxelles, par la même occasion, plus susceptible d’être mentionnée ailleurs que dans les pages politiques, et en manchette des journaux économiques. À la veille d’assumer son rôle de capitale culturelle européenne de l’an 2000, ce coup de fouet littéraire ne peut pas lui faire de tort.

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