Au plus profond de la taïga

Françoise Pirart,

— Quand on n’a que l’amour… ! a dit Leonardo en levant sa gourde.

Avec l’air grave que prennent les adultes quand ils célèbrent quelque événement majeur, nous avons trinqué devant la tente, assis sur un tronc déraciné, sur un rocher ou sur le sol couvert d’aiguilles de pin. En réalité nous n’avions pas grand-chose à fêter. La masse compacte des taillis et des arbres nous entourait. La forêt bruissait, énigmatique.

— Quand on n’a que l’amour ? est intervenu Hendrik avec sa voix qui muait. Mais c’est l’amitié qui compte ! L’union fait la force, notre force ! Nous sommes tous différents. (Il s’est d’abord tourné vers moi avant de s’adresser à chacun.) Toi Christian avec tes habitudes de Français, toi Juan qui ne jure que par l’Espagne, toi Jeroen le Belge, toi William le British, toi Sven le Danois, toi Leonardo l’Italien.

— Et toi le bouffeur de saucisses ! s’est écrié Sven.

Malgré nos quelques rires, Hendrik, notre ami Allemand, n’a pas bronché. Depuis que nous étions arrivés en Finlande et que nous campions dans la taïga, nous avions pris l’habitude de nous lancer des plaisanteries peu subtiles sur nos nationalités respectives. Le stage d’un mois « Nature et immersion », auquel nos parents nous avaient inscrits, avait pour but de déconnecter du monde moderne des adolescents de familles aisées afin de les plonger dans la réalité. Une initiation réservée aux garçons, pendant laquelle toute distraction extérieure serait bannie. Les conditions pour y participer : avoir entre quatorze et seize ans, parler anglais et, si possible, d’autres langues. Nous baragouinions, nous nous comprenions l’un l’autre, « d’ami à ami », comme disent si joliment les Russes. Cette complicité, bien qu’artificielle, n’était pas déplaisante. Jeunes désœuvrés très argentés, nous n’avions aucune ambition et étions donc assez flemmards. Aucune envie de nous impliquer dans une expérience spartiate ! Les levers à l’aube, les marches forcées, le froid et l’humidité, les nuits inconfortables, les parkas et bottes fourrées, les longues heures à guetter volatiles ou autres bestioles terrestres, l’absence totale de tout contact avec l’extérieur, ce n’était pas vraiment pas notre trip.

Depuis lors, plus d’un demi-siècle s’est écoulé. Néanmoins mes souvenirs sont limpides et je crois être fidèle dans mon récit, tant ces événements m’ont marqué au point d’y repenser souvent et de me répéter nos conversations en détail. J’ai soixante-six ans, une mémoire parfois défaillante, mais ce qui s’est passé dans la taïga est resté et restera gravé dans mon esprit.

Cela faisait neuf jours que nous avions établi notre campement dans une clairière. Le hameau le plus proche était à deux heures de marche. Nous avions chacun reçu du matériel de survie : hachette, couteau, briquet et allumettes, boussole, corde, récipient en métal, jumelles. Notre emploi du temps avait été fixé par le chef des éducateurs, un petit dictateur dont la bouche en cul-de-poule et la curieuse mèche blondasse auraient pu évoquer celui qui, des décennies plus tard, gouvernerait les États-Unis. L’horaire était le suivant : lever à sept heures, gymnastique, ablutions expéditives dans le ruisseau glacé, petit-déjeuner à huit heures, pause, jogging tout terrain, et l’après-midi, leçons de biologie et de botanique avec travaux pratiques. Les repas consistaient en des boîtes de conserve et des biscuits, ou des œufs et légumes achetés chez l’habitant. Celui-ci, assez farouche et peu loquace, ne semblait pas désireux de voir débarquer sur ses terres finnoises une troupe de morveux étrangers. Bref, c’était mal barré.

Très vite, sept d’entre nous dont moi, tous de nationalités différentes, avaient fait bande à part. Nous avions planté notre tente commune à l’écart des autres. Le chef ne s’y était pas opposé. Il n’y avait eu aucun conflit. Tous les sept, nous faisions exprès d’être amorphes, d’ignorer les consignes, de bavarder et de traînasser plutôt que de courir, d’effectuer au ralenti les exercices de gymnastique, de nous perdre dans les sous-bois. Cela exaspérait nos accompagnants et les inquiétait puisque nous étions sous leur responsabilité. Dépassés par notre langueur congénitale, ils avaient renoncé à nous inculquer les saines activités indispensables à notre jeune âge. Nous n’étions pas en révolte, nous étions juste un boulet, ce qu’avait résumé Jeroen. Dans un mélange de flamand et de français, il avait eu ces mots : « Ja, maar toch, on a avec nous notre… force d’inertie ! »

À certains moments, quand nous nous retrouvions tous les sept avant l’extinction des feux, la forêt devenait merveilleuse. Chacun avait la sensation profonde d’être plongé dans une aventure hors du commun, une sorte de voyage à la fois forcé mais où scintillaient au loin les lumières éclatantes de la liberté. Nos cœurs se gonflaient d’émotion. Nous vivions l’inconnu avec une intensité que plus jamais je n’ai retrouvée.

Maar toch, a encore dit Jeroen, un soir où l’un de nous regrettait les plaisirs de la ville. Pourtant, c’est tof d’être ici tous ensemble ! Toi l’Allemand, toi l’Italien, toi l’Espagnol, toi le Français, toi le Danois et moi, le…

— Toi le « martok », a dit William avec son accent anglais.

Maaaarr tochhh’ ! ai-je prononcé à la flamande, désireux de montrer que je possédais des rudiments de cette langue. Ça veut dire « mais pourtant ».

Jeroen a esquissé un sourire :

— Laisse tomber !

Dans l’obscurité, je n’apercevais qu’une partie de son visage éclairé par les dernières flammes, mais je suis certain qu’il me souriait

William a éclaté d’un grand rire :

— Martok ! Martok !

Il s’est mis à raconter une histoire. Je comprenais assez bien l’anglais, mais son débit était si rapide que j’éprouvais des difficultés à suivre le fil, et je n’étais pas le seul. Il était question d’une vaste communauté à la mesure d’un continent, un monde idéal fondé sur des principes d’entraide et de partage, où tous les citoyens vivaient en harmonie. Mais je ne sais pas comment cela se terminait. On aurait dit que cela n’avait pas de fin, comme si la conclusion était le début d’une nouvelle histoire en tous points identique. Une roue qui tourne, tourne, tourne, sans jamais s’arrêter. La voix posée de William nous envoûtait, elle nous guidait vers l’espoir. Il s’est brusquement interrompu :

You didn’t understand me? Hey? This is the end, my friends…

Il a fredonné la chanson des Doors en changeant un peu les paroles. Nous avons ri pour rien, comme ça. Le charme était rompu. Au loin, les aboiements du chef éducateur à la mèche blondasse nous sont parvenus. L’« ennemi » donnait ses ordres, comme chaque soir avant le coucher. Il ne viendrait pas nous embêter, il savait qu’il n’était pas le bienvenu. Notre solidarité était un mur qu’il ne franchirait pas. Pas question qu’il nous dicte sa loi ! Seul contre nous sept, il ne pourrait trouver de soutien ni auprès de ses collègues ni auprès des autres jeunes.

Le lendemain, pendant la marche matinale – douze kilomètres à une cadence militaire –, nous avons en douce faussé compagnie au groupe. Hendrik et Sven sont restés en arrière pour démonter notre tente et nous rejoindre très vite au point de ralliement : un endroit que nous avions repéré la veille à environ deux heures de marche vers l’ouest. Il y avait là un lac, de quoi s’abreuver et se laver. Pour la nourriture, nous n’avions prévu que les réserves destinées à chacun par le chef. La vraie aventure commençait et nous avions compris combien notre solidarité en serait le mortier. Ai-je seulement pensé à l’inquiétude de mes parents s’ils apprenaient que nous avions « déserté » ? Je ne sais pas, je ne sais plus.

Les jours suivants ont été les plus beaux de ma vie. Des recherches avaient sûrement été lancées pour nous retrouver, mais sans doute pas dans ce secteur. Le chef-éducateur était moins malin qu’il le croyait. Au hasard de nos vagabondages à travers des sous-bois sans chemins praticables et qui semblaient vierges de toute présence humaine, nous avions découvert une hutte dissimulée sous une couche de terre et de végétation. La vieille femme qui y vivait avec ses chiens nous avait donné du tabac et du papier à rouler, du poisson séché, du fromage de renne et de la bouillie de chou. Elle était coiffée d’un curieux bonnet brodé et parlait une langue indéfinissable. Était-ce même du finnois ? Nous nous comprenions par gestes puis la quittions après lui avoir baisé la main, à sa demande. Une main qu’elle avait fort sale, avec de longs ongles noirs. Spontanément, mes amis et moi nous étions mis d’accord sur des règles à respecter. Chacun à son tour était chargé d’une tâche : chercher de l’eau, ramasser du bois, vider le seau d’excréments dans un trou creusé à cet effet… L’acte le plus banal était déterminant pour la survie du groupe. La pire corvée était le guet, la nuit. Chacun l’appréhendait en secret. Mais seuls des rennes, de petits rongeurs, des oiseaux nocturnes ainsi qu’un grand élan stupéfait et apeuré dérangèrent notre sommeil.

Au fil des jours, la crainte d’être repérés s’atténua. Par deux fois, nous prîmes même le risque d’allumer un feu. Je ne faisais plus de cauchemars, je n’avais plus l’obsession de voir nos vivres diminuer jusqu’à se réduire à néant, d’être attaqué par un ours ou de mourir de froid si les températures de ce mois d’avril chutaient. Malgré la promiscuité sous la tente, nos nuits étaient presque paisibles. Dès l’aube, le lac aux reflets argentés nous ensorcelait. Muets, nous nous emplissions les yeux de la beauté du spectacle avant de nous éloigner de la berge pour retrouver notre cache. Nous étions tellement bien, tous ensemble ! Nous réinventions le monde avec un idéalisme enthousiaste. Nous échangions nos idées dans des débats passionnés en anglais, la langue qui nous unissait. Quoi de plus exaltant que de se poser des questions existentielles et d’essayer d’y trouver des réponses ? Même la musique et les filles ne nous manquaient plus. Mais pourquoi donc avions-nous une si belle entente tous les sept ?

— Pourquoi ? a dit Jeroen, un soir où nous nous étions réunis autour d’un repas frugal de pain gris et de viande séchée. Mais parce que même si on est tous différents, il y a des points communs : notre âge, nos envies, nos craintes, nos besoins.

Sa réponse nous a plu. Il a poursuivi :

— Nous ne sommes que sept. Mais si on voit les choses en très grand, on pourrait imaginer que nos pays et d’autres s’unissent pour ne plus en former qu’un seul, avec des lois communes. Une super-nation de partage et de tolérance où chaque citoyen trouverait sa place, qu’il soit allemand, anglais, français, espagnol, belge, portugais…

— Grec, yougoslave, tchèque, polonais…

— Ou finnois !

— Avec notre sorcière lapone !

Juan, le cadet du groupe, a sauté sur ses pieds, s’est enveloppé la tête avec son écharpe. Le dos voûté, la démarche claudicante, il a imité la vieille. Mitä kuuluu ? Mitä kuulu ? Je crois que ça voulait dire « Comment ça va ? »

— Nos pays réunis ? ai-je murmuré. Mais qui dirigerait l’ensemble ? Un président ?

— Une commission ! Oui, ce serait une organisation démocratique, avec des votes, des référendums, des consultations du peuple.

— Comme dans l’histoire de William ?

— Oui, avec un idéal commun !

— Une liberté qui ne nuirait pas à celle des autres !

— Les mêmes droits pour tous !

— Et les mêmes devoirs pour tous !

— Une monnaie unique !

Nos visages étaient radieux. Sous son bonnet, Sven écarquillait ses yeux couleur azur d’un air comique, Juan montrait ses dents très blanches, Leonardo passait ses doigts dans sa longue chevelure, Jeroen – le plus âgé – faisait des ronds avec la fumée de sa cigarette, Hendrik murmurait des mots en allemand, moi je rêvassais. Silencieux et imperturbable, William nous dévisageait. Nous avons continué à parler. Nos voix s’entremêlaient dans une ferveur stimulée par la situation inhabituelle. Un état de grâce. Dans des circonstances plus ordinaires, aurions-nous réagi avec autant d’élan ?

Ensuite, les choses se sont gâtées. Et fameusement ! Hendrik a reproché à Juan de se la couler douce et, à moi, d’avoir piqué de la nourriture, Sven a pris notre défense, les autres s’en sont mêlés. Nous nous espionnions, chacun de nos actes était calculé. Et chaque maladresse était un motif de discorde et d’agacement. La confiance s’était envolée, nous étions en train de perdre pied. Quand Leonardo a commencé à vomir ses tripes, Jeroen s’est jeté sur William en gueulant : « C’est de ta faute, sale connard, tu nous avais dit qu’on pouvait boire cette putain d’eau pourrie ! » Le petit Juan s’est mis à chialer. Nous allions crever, loin de tout, nous ne retrouverions même plus le reste du groupe. Cette certitude m’a terrifié.

C’est le sixième jour après notre « désertion » que William a disparu. Juan a bégayé : « Il ne reviendra plus jamais. » L’Anglais avait emporté ses affaires, son sac à dos et son duvet. Devions-nous nous mettre à sa recherche au risque de faire remarquer notre présence par des appels et des battues ? Après des discussions sans fin, Leonardo et Sven ont décidé d’agir. Après quelques heures, ils sont revenus à la tente bredouille. Moi, j’étais resté avec les autres. Un vilain soupçon m’avait traversé l’esprit. Et si William avait rejoint l’« ennemi » ? Ou s’il avait voulu jouer cavalier seul ? Ah, les beaux discours ! Quelque chose de plus fort que nos intérêts personnels… Une unité, une solidarité… L’inévitable urgence… Tu parles ! Quel sens avaient encore ces mots, maintenant qu’il n’était plus parmi nous ? Mais mon soupçon était contredit par une autre pensée : s’il était en danger de mort et avait besoin de notre aide ?

À part les disputes entre Hendrik et Sven, les silences exaspérés de Leonardo, les pleurs de Juan, les paroles faussement rassurantes de Jeroen et ma propre sidération, j’ai peu de souvenirs de notre quotidien dans la taïga pendant les jours qui ont précédé l’arrivée des hélicoptères, l’agitation, les gendarmes, le feu des questions traduites par un interprète, les conversations téléphoniques avec nos parents affolés. Par contre, je me rappelle avec précision le moment où nous avons revu William, à l’hôpital. Il n’était pas blessé, seulement épuisé par sa longue marche sans manger ni presque boire. Quand il avait égaré sa boussole, il avait rebroussé chemin pour retrouver notre tente. Mais impossible de se diriger au plus profond de la taïga. C’est alors que la foudre s’était soudain abattue à quelques mètres de là où il se trouvait. Apeurés, recroquevillés sous la tente, nous aussi avions senti la violence de cet orage. Mais lui était seul… Par qui les autorités avaient-elles été alertées ? Par la vieille Lapone ? Peut-être même bien avant la disparition de notre compagnon.

Notre chef à la mèche blondasse n’en menait pas large lorsqu’il nous a accompagnés à l’hôpital, dans une petite ville éloignée. Il s’est abstenu de tout reproche quant à notre « désertion » et nous a laissés seuls avec William. Celui-ci était étendu sur un lit, dans une chambre simple, claire et coquette. Son visage était aussi pâle que les draps.

— Mais pourquoi tu as foutu le camp ? s’est enquis Sven.

— Je ne croyais plus en nous.

La voix de l’Anglais s’est brisée. Avant de poursuivre, il a demandé à boire. Hendrik lui a tendu un verre d’eau. Leonardo et Juan l’ont aidé à relever le buste. Il a bu par à-coups.

— Je vous avais raconté des salades. Cette histoire de peuples qui s’unissent, qui parviennent à s’entendre dans la paix… Tout ça à l’échelle d’un continent ? Bullshit, that’s just a dream!

— Mais c’était génial ! s’est écrié Juan.

Nous avons approuvé en chœur. Était-ce par réelle conviction ou pour mieux soutenir notre compagnon que nous sentions partir à la dérive, lui qui nous était toujours apparu comme le plus courageux, le plus déterminé ?

William a reposé la tête sur l’oreiller. Il haletait.

— Il y avait une fin à ce récit. Vous n’avez pas voulu l’entendre. C’est plus facile de croire que de douter, hein ? Mais la toute dernière phrase, celle qui vous a échappé, c’était…

— Quoi ? ai-je murmuré.

Il a poussé un profond soupir :

— Vous avez vraiment envie de le savoir ? La voilà : « Une telle gouvernance ne pouvait pas durer, car ce continent était trop petit pour être divisé, mais trop grand pour être uni.* »

*

* Librement inspiré de Daniel Faucher (géographe français) : L’Europe est trop grande pour être unie. Mais elle est trop petite pour être divisée. Son double destin est là.

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