Voisinage.
Tenter de mettre la main sur une idée muette.
De deviner derrière une façade fermée.
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Parfois déferler, sans avoir à rendre de compte.
Et sans même savoir qui d’autre se déplace ainsi dans le même sens.
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Les chaumières ne pensent pas comme les palais.
Et n’ont pas les mêmes intérêts.
(J’ignore quels sont les idéaux de ceux qui vivent dans des palais. Je vois que le peuple vient, en vêtement de travail, acheter des cigarettes, jouer à la loterie).
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Ce n’est pas parce que, le jour de la fête nationale, il y a un drapeau au balcon que tout est accordé au gouvernement.
L’idée du pays dépasse le consentement éphémère. Un frémissement convergent, d’origine obscure et sans fin précise, fait parfois vibrer les murs mitoyens.
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Qui donc met des gants au moment de voter ?
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Une inquiétude pour le pain quotidien, pas pour l’exercice du pouvoir.
(Regarder les journaux télévisés de manière distraite, parfois pour s’amuser des marionnettes).
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Inconnu, le peuple, comme le soldat du même nom, mais sans colonne du Congrès, sans flamme éternelle et salut au drapeau.
En tant que tel, le peuple n’a jamais eu droit à aucun monument à sa gloire. Et peut-être bien même de ne pas connaître le respect.
Juste le droit de pouvoir mener, à travers les soubresauts, une existence continue, intime. Indiscernable.
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Certains imaginaient avoir compris.
D’autres pratiquent le vain sondage.
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Les hommes politiques tirent toujours l’avantage ambigu du fait que, dans le peuple et quelle que soit la proportion, certaines personnes leur sont favorables et d’autres leur sont hostiles.
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À considérer le peuple sans distinction, on s’aperçoit vite qu’il inclut, ironie de l’histoire, l’aristocratie, la bourgeoisie d’affaires et la police.
Penser qu’il n’y aurait qu’une indistincte masse laborieuse constitue l’erreur la plus courante.
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Mettre le pied d’égalité dans l’étrier du devenir.
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Anonyme, et, sans doute, cela vaut-il mieux.
Dispersé dans les différences de ses composantes.
Galaxie qu’on n’a jamais fini d’observer – et qui se renouvelle sans cesse.
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Comment pourrait-on connaître le peuple quand tout incite, en vain, depuis des siècles, à seulement se connaître soi-même ?
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Il n’y a pas de sentiment naturel de la citoyenneté ni, d’ailleurs, de la solidarité.
Juste des habitudes qui poussent à discuter – peut-être débattre – des mêmes choses ou à se retrouver, par exemple, dans la même file du supermarché.
Le sentiment d’appartenance reste confus.
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Ce n’est pas être sans paroles que ne pouvoir faire entendre distinctement sa voix.
Venir maladroit ne relève pas du souhait d’être confondu.
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Tantôt l’épicier et tantôt le métallurgiste ou le bûcheron. Comme des cartes, les avis doivent être battus puis alignés.
Il n’y a pas de voix unanime, mais une pensée qui passe les mêmes épreuves, les mêmes tourments. La même solitude.
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La définition du mot peuple voudrait une promiscuité que la réalité ne conçoit pas.
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Le peuple, tel que le voyait Zola, en bourgeois caressant ses petits chiens, n’existe plus. Aujourd’hui, le romancier devrait enquêter sur les tribus ou prendre en considération les valeurs de l’individualisme.
Si elles s’associent parfois, les corporations ne sont en tout cas pas mortes qui sont autant de facettes d’une humanité.
(J’écris « Zola », mais cela vaut pour bien d’autres).
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En démocratie, le premier des devoirs est d’accepter l’anonymat.
Il n’y a pas péril en la demeure, ceux qui votent témoignent d’une conscience.
Dans le secret des isoloirs, une voix murmure qui tempère l’autre. Le peuple joue en sourdine.
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Si, parfois, crier au loup fait que les moutons se serrent naïvement les coudes ou obéissent aveuglément aux ordres, il ne passe jamais beaucoup d’années avant le désenchantement des crieurs.
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Ce qui irrigue le monde, ce sont les traditions et la sagesse populaires.
Il n’y a qu’à les poursuivre, même sans en connaître les tenants et les aboutissants, ou, au besoin, les réinventer.
Enchanter la vie plutôt qu’informer.
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Il se déploie, dans ce qui n’est pas reconnu, un silence qui effraie, une résignation outrageuse, une colère sourde.
La fatigue ne résiste pas aux longues équivoques.
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Le peuple, ce ne serait jamais qu’une désignation vague ou un raccourci de langage pour idéologue.
Qu’elle vienne de la chambre d’un penseur ou du bureau d’un palais, l’idée de peuple n’a jamais que la consistance vague de celui qui la porte, et dans les circonstances de chaque époque.
À quoi fait réponse une vitalité permanente.
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Il faut un fondement aux nations.
N’importe quels soient son nom et ses constituants.
N’importe quelles soient ses douleurs et ses espérances.
Aucun pays n’existe sans sa population, qu’elle soit ou non prise en compte, silencieuse, méprisée ou chargée de droits.
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En aucun cas, un peuple n’accepte sa propre disparition.
Il y a consentement mutuel de survie.
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De même que les sondages d’opinion se trompent, il serait indélicat de penser que le peuple pourrait être réduit à une définition centrale.
Dans ses aspects divers – chacun chez soi ou corporatiste –, il y a trop d’humeurs, de rêves toujours à l’œuvre, d’ambitions, de chagrins étouffés et de plasticine encore à malaxer.
Tout se joue à point dans la poursuite du cours des jours, dans une donne toujours redistribuée.
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Il n’y a pas de multitudes, il n’y a que des sommes d’individus.
Hélas, chacun vient souvent y faire tout pour s’effacer, sous couvert de l’une ou l’autre couleur.
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En aparté, on ne parle pas à un peuple, mais à des particuliers souverains et on les écoute.
Les expériences de chacun s’échangent plus facilement que les idées confuses.