Le dernier rêve de Danglars ne lui avait pas semblé de bon augure, et, depuis lors, il ne parvenait pas à s’y soustraire. En dépit de la brume qui recouvrait son esprit, et des fantômes dont il tentait vainement de cerner les formes, il avait vite saisi que sa visite à Chérel ne produirait pas les dividendes qu’il en escomptait. L’ingénieur ne s’était guère embarrassé de précautions oratoires pour lui annoncer qu’il renonçait à concevoir le prototype réclamé. Aux tentatives de Danglars d’infléchir sa position, en lui faisant miroiter les énormes bénéfices attendus de l’opération, Cherél avait rétorqué, inébranlable :
— Ce n’est pas le problème… Je sais parfaitement que les banques vous suivront dans tous vos projets, même si vos exigences leur paraissent insensées… Si ce n’est leur siège central qui vous avancera les fonds pour démarrer au quart de tour, ce seront une filiale, en vue ou dissimulée, ou quelque société-écran, sortant de son éclipse à l’heure exacte de votre passage, qui y pourvoiront. Des types comme vous ont tout loisir de souiller les cartes blanches qu’on leur fournit. Et on peut naturellement compter sur ces établissements pour escamoter toutes les traces d’une quelconque transaction avec vous, en dédoublant à l’infini comme des amibes leurs comptes et leurs jeux d’écriture jusqu’à ce qu’on ne puisse plus remonter à leur source. D’autre part, je puis vous assurer que je me sentais tout à fait capable de fabriquer la machine que vous me demandiez : ses dimensions auraient fait reculer n’importe qui, mais pas moi…
Aux interrogations pressantes de son commanditaire attitré, l’ingénieur avait fini par avouer que les doutes qu’il entretenait depuis longtemps sur ses activités (mais qu’il avait laissés sous le boisseau pendant trop d’années) avaient heureusement déteint sur ses convictions et avaient finalement renforcé celles-ci :
— Comment cela ?
— Ecoutez, précisa l’ingénieur, je suis conscient de ce que je vous dois. Vos commandes m’ont permis de tenir mon rang – il est vrai que je ne devais pas être trop regardant sur vos intentions réelles… Maintenant, ces conditions ne me conviennent plus ! J’ai recommencé à observer les choses autour de moi et j’entends renoncer à notre collaboration. J’en ai assez de courir après les déshonneurs ! Vous direz peut-être que je me tire une balle dans le pied au plus mauvais moment – eh bien, tant mieux ! Je souhaite même qu’elle soit trop profondément enfoncée pour qu’on puisse encore l’en extraire…
Et l’ingénieur ajouta qu’il ne tenait pas à ce qu’on se souvienne seulement de lui comme d’un créateur de contrefeux, qui avait su tirer profit d’un « marché porteur » et autres « conditions optimales » pour écouler au plus haut prix sa production : d’ailleurs, conclut-il d’un ton où affleurait soudain une grande détermination, comme si le fait de tourner brusquement casaque lui apparaissait comme sa dernière chance de garder une certaine estime de soi, le type de machine que vous me demandez est irréalisable, et je m’en réjouis ! Je me suis égaré à vouloir créer une machine qui aurait pu répondre une fois pour toutes à vos problèmes : un engin qui aurait pu faire diversion en toutes circonstances, en appuyant seulement sur un bouton. Quelque chose d’assez puissant pour détourner les esprits de leurs légitimes préoccupations et qui aurait fait opportunément oublier au moment où ils se produisent les inondations, les incendies, la fonte des glaces, les tempêtes, les séismes, les glissements de terrain, les perturbations climatiques dont nous sommes désormais affligés en permanence : bref, une gigantesque injection de résignation et de paralysie des esprits, même devant les plus évidents désastres. Mais je ne créerai pas de tels stimuli : et franchement je suis bien aise que, à cause de cela, des gens comme vous allez à votre tour connaître les affres de toutes sortes…
Dans la suite de son rêve, dépité par ce qu’il considérait comme de l’ingratitude, Danglars avait planté là Chérel sans lui permettre de le reconduire, ce qui l’avait contraint à devoir parcourir seul les longs couloirs et les dépendances qui le mèneraient à la sortie. Comme par un fait exprès, toutes les portes, dans ces espaces démesurés, étaient ouvertes ; et le financier, craintif, sentait dans son cou le souffle rauque des machines créées à sa demande par Chérel et qui, avec leurs mécanismes désarticulés et mis à nu qu’il ne pouvait qu’entrevoir dans l’ombre, lui semblaient soudain menaçants. Il s’était jugé éconduit, ce qui n’améliorait pas son humeur.
Le défi auquel il était désormais confronté dépassait de très loin tous ceux qu’il avait dû résoudre (avec des fortunes diverses, il est vrai) ces derniers temps. Il s’attendait à tout moment à être convoqué par les bonzes des banques où il levait des fonds, car le « retour sur investissement » qu’ils en attendaient n’était pas assez fourni. Certes, il pouvait se targuer de quelques succès retentissants : avoir contraint un financier, ayant dissimulé pendant des décennies ses considérables avoirs dans des paradis fiscaux et qui soudain avait souhaité les mettre à la disposition des gouvernements pour « sauver la planète » (comme il disait), à régler au préalable une immense commission aux banques qui avaient si longtemps préservé ses intérêts ; ou faire évacuer un périmètre important des côtes de la Nouvelle-Zélande pour que des morceaux d’icebergs dérivant depuis l’Antarctique puissent s’écraser (plutôt que d’en être détournés) sur les installations portuaires, en les submergeant de toute leur masse. Il avait plaidé avec un parfait cynisme pour une telle manœuvre, sachant bien que les travaux de reconstruction, déjà attribués à des relations à lui, seraient assez importants pour satisfaire les appétits des conseils d’administration où il avait ses entrées dérobées. Il avait même réussi à faire adopter par un organisme bancaire un slogan (Liberté, impartialité, rentabilité) manifestement destiné à faire pièce à la devise issue de la Révolution française : mais ce risible détournement n’avait occupé l’espace qu’un instant, le temps de s’en gausser, avant de disparaître avec le reste.
Et maintenant, qui pouvait encore croire à ces formules toutes faites ? Même s’il pouvait plaider « n’avoir accompli que son travail », il pressentait que sa rhétorique ne suffirait pas pour mener encore bien loin ses projets. Et, de ce point de vue, il se rendait compte que les succès qu’il avait cru bon de claironner sur tous les toits risquaient plutôt de le desservir. Il avait éprouvé récemment trop de revers personnels, conjugués à trop de désastres collectifs, pour en tirer encore parti. Lui non plus ne voulait pas laisser une image déplorable tenir lieu de mémoire pour ceux qui, peut-être, viendraient après. Mais, à rebours de Chérel, pour qui plus rien ne comptait que sa rédemption et qui s’y consacrait pleinement, Danglars ne pouvait plus se dérober. Il ne pouvait se permettre de produire autre chose que du vide, qu’il se devait de présenter en toutes circonstances comme le fin du fin, toujours à dépasser, de la modernité. Mais le moteur était cassé ; et ce vide dont il s’était, par nécessité, vanté de connaître toutes les propriétés allait l’engloutir ! Du reste, sa visite à l’ingénieur lui avait ôté toute illusion à cet égard ; et, encore, dans son rêve, les angles coupants des paroles de son interlocuteur avaient été plus arrondis.
L’image qu’on garderait de lui commençait à se matérialiser dans son rêve, qui, du coup, avait basculé en cauchemar. Il s’était vu acquittant des visites successives aux établissements bancaires où il était auparavant traité avec tous les égards. Les fondés de pouvoir, visiblement peu convaincus par ses derniers résultats, l’écoutaient sans dissimuler leur impatience. Ils lui consentirent donc un dernier prêt, pour autant qu’il laisse chaque fois l’un de ses membres en gage. Danglars laissa donc une main à Milan et l’autre à Rome, un bras à Zurich et l’autre à Genève, une jambe à New York et l’autre à Chicago, et son torse à Londres.
Finalement, il ne lui resta que la tête, qu’il parvint pourtant à faire monter jusqu’au comptoir d’un guichet, à Paris. Il sentit que sa bouche prononçait des mots auxquels, désormais, il avait peine à croire lui-même. Il entendit bien le rire de l’employé qui se moquait ouvertement de lui, devant témoins ; mais il ne vit pas le soufflet partir. Il se retrouva projeté au sol et se sentit rebondir et rouler sur le parquet bien ciré jusqu’à fermer les yeux, puis les rouvrir en comprenant que le cauchemar n’était toujours pas terminé.