La salle du tribunal était remplie de curieux. Une lumière pas très propre descendait de la verrière qui la surplombait, qu’en effet on n’avait plus lavée depuis qu’on l’avait posée, il y avait déjà belle lurette.
Moïse, le plus âgé des juges, cria d’une voix de stentor :
— Qu’on fasse entrer Europe !
La fille d’Agénor entra, vêtue d’une espèce de houppelande rose qui lui descendait jusqu’aux pieds. Elle était nu-tête, ses cheveux blonds brillaient comme des rubans d’emballage dans la lumière pas très propre.
— Elle n’a pas de perruque, dit Moïse.
— Elle m’a l’air d’être nue sous sa houppelande, dit Jésus, le deuxième juge, c’est indécent (il était très doué pour voir les choses à travers d’autres choses).
— Elle n’est pas voilée, dit Mahomet, le troisième juge.
— Elle m’a l’air gironde, dit Zeus, le quatrième juge, qui avait pris l’apparence de Denis Diderot, comme lui athée et peu friand de politiquement correct.
Moïse reprit la parole :
— Enlève ta houppelande, dit-il (soit dit en passant, tout comme Jésus, il avait découvert ce mot-là, d’usage peu courant, en lisant par-dessus mon épaule).
— Oui, dirent en chœur les autres juges, déshabille-toi. Zeus ajouta : ça nous changera de Sara, de Marie, d’Aïcha et de Nanette (mot de code pour Héra) !
Les autres juges lui lancèrent un regard courroucé. Moïse l’apostropha vertement :
— Un peu de tenue, cher collègue. Nous ne sommes pas ici dans un bistrot (mot de code, on l’aura deviné, pour Olympe).
Europe déboutonna sa houppelande, et la laissa lentement glisser au sol. Jésus ne s’était pas trompé (mais il ne pouvait évidemment pas se tromper), elle était nue sous son vêtement.
On vit donc apparaître : une paire de seins sublimes, ronds comme les pommes que distribua Pâris ; un ventre à peine bombé comme celui de la Vénus d’Urbin, percé en son centre d’un nombril cousin de l’enfoncement que faisait de son index droit ma bonne-maman maternelle dans le pain qu’elle venait de retirer du four, en 1943 ou 1944, à Liège, alors que l’appartement qu’elle occupait avec son concubin n’avait pas encore été détruit par des bombes alliées, faisant d’eux les membres d’une confrérie dont j’ai souvent entendu parler lorsque j’étais enfant, celle des « sinistrés » ; des jambes longues comme celle de Wilma Rudolph, mais aussi blanches qu’une meringue italienne ; des pieds tout mignons qu’aurait enviés Cendrillon ; j’ai oublié les bras, potelés à point et souples comme d’une kinésithérapeute bien entraînée. Et évidemment, il y avait la touffe roussâtre comme le poil d’un épagneul, ce qui permet d’avancer qu’elle était une fausse blonde. Au milieu de la touffe, une fente verticale indiquant la présence effective d’une vulve discrète.
— Je prends la tête, dit Moïse.
— Je prends les seins, dit Jésus.
— Je prends les cuisses, dit Mahomet (et sans doute les fesses qui allaient avec, mais qu’on ne voit pas sur la photo, cet imbécile de photographe ayant omis de placer un miroir derrière l’accusée).
— Et moi, elle me fait bander et je prends le tout, dit Diderot-Zeus, sauf l’âme, que je vous laisse, je n’en ai que faire, mais je sais que c’est un morceau dont vous raffolez tous les trois. À qui est-ce qu’on dit merci ?
Il s’avança pour s’emparer du corps d’Europe. Ses collègues voulurent s’interposer, mais il leur décocha ses éclairs habituels, et ils durent battre en retraite. Portant le corps de la belle Europe qui s’abandonnait sans vergogne à bout de bras, il sortit du prétoire. On entendit bientôt des gémissements de plaisir indiquant que notre juge avait entrepris de mettre en route le processus de fabrication qui allait donner Minos, Surpédon et Rhadamante. Ou, dans un autre lexique, les héritiers des Lumières à qui les trois autres juges ne cessent jamais de chercher des misères.
C’est ainsi qu’Europe fut déconstruite, et ensuite reconstruite. Un philosophe français, qui passait par là, se tourna vers le public, et demanda :
— J’espère que cette représentation vous dérida.
Moi aussi.